Dans un climat d'extrême tension en pleine crise agricole, une alliance gauche-droite de circonstance a permis jeudi au Sénat de s'opposer à la ratification du traité Ceta de libre-échange entre l'Union européenne et le Canada, une déconvenue embarrassante pour l'exécutif sur la route des élections européennes.
A l'initiative du groupe communiste et avec l'aide de la droite, la chambre haute a étalé ses divisions en rejetant cet accord très décrié, appliqué provisoirement depuis 2017 à l'échelle européenne mais jamais soumis aux sénateurs depuis lors.
Les oppositions espèrent désormais transformer l'essai à l'Assemblée nationale, mais une incertitude plane sur la suite du processus parlementaire de ratification, car le gouvernement semble temporiser sur l'arrivée du texte à l'Assemblée.
Il "n'est pas clos", a fait savoir le ministère des Relations avec le Parlement, indiquant que le gouvernement apporterait "dans les semaines à venir" des "éclairages nécessaires" pour "poursuivre les discussions parlementaires".
Au Sénat, les débats ont été tendus jusqu'au bout: de multiples rappels au règlement ont accompagné la fin de la séance pour empêcher les prises de parole et faire accélérer le rythme de l'examen, limité dans le temps. Une image rarissime dans un hémicycle d'ordinaire apaisé.
Les groupes centriste, macroniste et celui des Indépendants à majorité Horizons ont même quitté l'hémicycle avant le vote ultime, face à "un débat escamoté", selon le sénateur Claude Malhuret (Horizons).
"Tout a été organisé pour un vote contre ! On ne peut même plus parler", s'est insurgé le chef des centristes Hervé Marseille (UDI), en pleine crise ouverte avec la droite, son partenaire historique au Sénat.
Le vote de rejet de l'accord commercial a donc logiquement été large, à 211 voix contre 44.
Le chef de file des Républicains Bruno Retailleau a lui dénoncé "une volonté d'obstruction manifeste" du camp présidentiel pour empêcher le vote d'avoir lieu dans les quatre heures réservées à la "niche" parlementaire des sénateurs communistes, qui avaient choisi de mettre ce texte du gouvernement à l'ordre du jour.
- Incertitude -
C'est "un coup de tonnerre politique", une "victoire démocratique", a savouré le sénateur communiste Fabien Gay.
Le ministre délégué au Commerce extérieur Franck Riester a lui dénoncé "une manœuvre grossière". "C'est simplement un coup politique que les communistes, les socialistes, avec le soutien des Républicains, font en pleine campagne électorale des élections européennes au détriment de l'intérêt général", a-t-il ajouté.
Ce rejet du Sénat ne suffit pas à lui seul à dénoncer l'accord à l'échelle européenne. Et ne met pas à un terme à la procédure de ratification du Ceta en France.
Après leurs collègues sénateurs, les députés communistes ont annoncé leur intention d'inscrire le texte dans leur temps parlementaire réservé - leur "niche" prévue le 30 mai à l'Assemblée -, à dix jours des élections européennes.
"Le vote d'aujourd'hui ne peut rester lettre morte", ont-ils estimé dans un communiqué.
En 2019, les députés avaient approuvé de justesse la ratification du Ceta, mais le camp présidentiel a depuis perdu la majorité absolue au Palais Bourbon, ce qui laisse craindre un nouveau rejet...
Dans ce cas de figure, l'équation deviendrait alors très complexe: soit le gouvernement notifie à Bruxelles qu'il ne peut ratifier le traité et cela entraîne la fin de son application provisoire pour toute l'Europe; soit il temporise au risque de s'attirer les foudres des oppositions qui crieront au déni démocratique.
Mais rien n'assure que l'exécutif transmette le texte à l'Assemblée nationale suffisamment tôt pour que les communistes puissent l'inscrire à l'ordre du jour. "Le texte sera transmis, mais le moment venu (...) lorsqu'on sera sorti du temps politicien électoraliste", a glissé un conseiller ministériel dans la soirée.
- "Surréaliste" -
Le gouvernement s'est en tous cas démené pour tenter de défendre cet accord qui supprime l'essentiel des droits de douane entre UE et Canada, évoquant l'augmentation des exportations et les bénéfices pour les secteurs viticole ou laitier.
Mais la grogne du monde agricole, en particulier des éleveurs bovins, a semblé plus convaincante aux yeux de la droite sénatoriale.
"Nous disons stop à la concurrence déloyale que nous faisons subir aux producteurs européens en imposant des normes toujours plus draconiennes", a tonné le sénateur-agriculteur LR Laurent Duplomb.
La gauche, elle, s'est opposée d'un bloc, le groupe socialiste épinglant notamment un accord "en totale contradiction avec nos engagements environnementaux", selon son sénateur Didier Marie.
Le rejet du Sénat est "totalement surréaliste" et "va porter un mauvais coup à l'ensemble de la filière des vins et des spiritueux", a estimé de son côté la Fédération des exportateurs de vins et spiritueux.
"Nous continuerons de travailler à la ratification de l'AECG avec nos partenaires dans l'UE afin de faire progresser nos intérêts stratégiques communs", a pour sa part réagi le gouvernement canadien.