Tar est un petit village perché dans les montagnes de l’Himalaya. Il n'y a pas de route pour y accéder : il faut remonter la rivière à pied en suivant un sentier perdu entre les rochers et les abricotiers. La petite quinzaine d'habitants qui vivent encore là ont (depuis peu !) l'électricité et Internet, mais pas l'eau courante. Avec notre guide Rigzin, nous y avons passé une nuit, hébergés par Rinchen Dolma.


Tar : un village à deux heures de marche de la route
Pour atteindre Tar, il faut marcher. Depuis Nurla, passé le pont en bois qui enjambe l’Indus, compter deux heures (plus ou moins, suivant sa capacité à profiter du paysage tout en marchant ou non), sur un chemin assez idyllique en ce mois de juin. De nombreux arbres en fleurs parsèment la vallée. Les abords de la rivière sont verdoyants. À mi-chemin, une petite source permet de se désaltérer. Alors que le Ladakh est très minéral, on a le sentiment de se promener dans une oasis.

Après une dernière montée qui nous amène à 3200 m d’altitude, via des gorges parsemées de petits lieux de prière improvisés, le chemin débouche sur le village. On voit d'abord des champs en terrasses. Une femme, coiffée d'un fichu et vêtue d'une longue robe remontée à la ceinture, vient à notre rencontre : c'est Rinchen Dolma. Elle a 78 ou 79 ans, et c'est un euphémisme de dire qu'elle est en forme. Elle nous guide entre les potagers en enjambant sans effort les ruisseaux qui les irriguent.

Nous passerons la nuit chez elle. La pièce qui nous est attribuée est couverte de tapis. De grandes fenêtres donnent sur les champs et les montagnes escarpées de l’Himalaya.
Une maison traditionnelle ladakhie
Après un premier milk tea accompagné de petits biscuits, nous avons droit à un butter tea, boisson salée au beurre, dont on imagine aisément le réconfort qu'elle doit procurer en hiver. Et l'hiver est long ici : si les températures sont clémentes durant les trois mois d'été, elles peuvent chuter jusqu'à -20°c en janvier.

À première vue, la maison de Rinchen Dolma, aérée et agréable par beau temps, n'est pas du tout adaptée aux grands froids : les pièces sont percées de larges fenêtres, et elles sont desservies par un couloir grand ouvert sur l'escalier extérieur qui mène à la terrasse. Mais Rigzin pointe le trou que l'on voit au centre de chaque pièce des maisons ladakhies : par temps froid, on place un poêle en dessous. Et une bâche roulée montre que l'escalier peut être fermé en hiver – ce qui ne doit pas être très pratique puisque les toilettes se trouvent sur la terrasse.
Une communauté encore (presque) autosuffisante
Après l'heure du thé, c'est l'heure du dîner ! Rinchen Dolma choisit dans son potager des légumes dont on ne saura pas le nom, mais qui sont très bons. Certains ressemblent à de la rhubarbe sans en avoir le goût. Elle cultive aussi choux-fleurs, pommes de terre, courgettes, navets… Elle possède une vache et bat son beurre.

Tar abrite aussi des champs d'orge, à la base de l'alimentation des habitants : ils en font de la farine, et même de la bière : le chaanng. Un peu plus tard dans l'année, on trouve aussi à Tar des abricots. Rinchen Dolma les presse pour en tirer de l'huile qu'elle stocke dans des flacons recyclés et dont elle tire un petit revenu.
Globalement, le village pourrait presque être autosuffisant. Mais par commodité, Rinchen Dolma fait venir de la ville, à dos de buffle, les biscuits secs qu'elle offre à ses invités, les lentilles pour le dhal, du savon...
Nous dînons de légumes, dhal, œufs, chapatis et riz. Pour la première fois depuis que nous sommes dans le Ladakh, la nourriture est légèrement épicée.

Un village isolé, mais pas coupé du monde
Pendant le dîner, devant une pleine carafe de chaang qu'elle insiste pour que nous terminions (« si c'est trop fort, ne me le dites pas ! »), Rinchen Dolma nous raconte sa vie quotidienne. Rigzin, qu’on entend beaucoup répéter Atchatcha pendant que notre hôtesse parle sans sembler avoir besoin de respirer, traduit son ladakhi en anglais.
Elle commence par nous raconter un incident qui semble beaucoup la peiner : il y a quelque temps, elle a acheté à Delhi un très bon couteau, mais il lui a été confisqué à l'aéroport quand elle a essayé de le faire passer en bagage à main. Elle le regrette toujours beaucoup.
À la question « combien d'enfants as-tu », elle lève 4 doigts, et ajoute « et 3 filles ». La plupart vivent à Leh, comme nombre de jeunes gens du village.
Aujourd’hui, Tar ne compte ainsi plus qu’une quinzaine d’habitants. Il y a 5 ans, le village abritait encore une quinzaine de familles et 80 personnes. La population est vieillissante (et de fait, hormis un homme, nous n’avons croisé à Tar que des femmes âgées). Les jeunes vont travailler en ville, souvent comme chauffeurs de taxis ou dans l'armée. Pour aller à l’école, les enfants doivent aller à Leh, et souvent leurs parents n'ont pas d'autre choix que de les y accompagner. Et c'est un cercle vicieux : il y a moins d'habitants pour s'occuper des moutons et vaches, les animaux sont vendus, et, faute de fumier, les champs s'appauvrissent peu à peu.

L’arrivée de l’électricité, internet et la télé
Mais Rinchen Dolma ne s’attarde pas là-dessus. Au quotidien, elle est bien occupée. Le matin, après avoir fait la pâte pour les chapatis, elle arrose ses potagers et donne à manger à sa vache. L'après-midi, elle a du temps pour regarder la télé : un petit écran plat posé dans un coin de la pièce à vivre, à côté d’une photo de famille et d’un moulin à prières.
La télévision est arrivée il y a peu jusqu’à Tar, avec l’électricité et internet. Sur le toit-terrasse de Rinchen, à côté des toilettes qui se résument à un trou dans le sol, sont posés un panneau solaire et une grosse parabole télé.
À quelques pas de la maison, une énorme mobile tower installée l'année dernière lui permet d'avoir du réseau pour son téléphone. Le gouvernement a également financé en 2022 l'installation d'un réseau électrique, qui complète désormais les panneaux solaires. Les plus puristes peuvent regretter ces installations qui défigurent le village, mais Rinchen Dolma en est ravie !

Une route en construction
Prochaine innovation : une route devrait relier le village à la civilisation d'ici fin 2023. C’est une promesse qui date de plusieurs années, enfin tenue par un politicien dont la mère habite le village. En venant, sur le chemin, on aperçoit d’ailleurs la poussière des travaux. Face au chantier, Rigzin avait soupiré : "c'est la mort du village". Mais Rinchen Dolma est contente : l'accès aux hôpitaux, aux écoles sera bien plus simple. Elle pourra faire venir le matériel dont elle a besoin, aujourd’hui transporté à dos de buffle, plus facilement et à moindre coût. Et la prochaine fois qu'elle se rendra à l'aéroport, elle pourra emporter avec elle une grosse valise à mettre en soute pour rapporter ses couteaux !
Mais toujours pas d’eau courante
Nous aidons Rinchen Dolma à faire la vaisselle devant la maison. Il n'y a pas d'eau courante, mais le village est quadrillé de petits ruisseaux qui permettent d'irriguer les cultures. Nous nous brossons les dents à celui qui longe la maison et Rinchen nous indique un endroit, un peu plus bas, où nous laver les cheveux.

Le réseau d'irrigation de Tar est bien conçu : le canal principal se divise en plus petits cours d'eau qui ruissellent entre les bâtiments et dans les champs. À l'aide de pierres, de tissus et de terre, les vannes peuvent être ouvertes ou fermées pour irriguer chaque potager selon les besoins.
Le lendemain matin, nous découvrons ainsi que le ruisseau qui longeait la veille la maison de Rinchen Dolma est à sec. Prévoyante, elle a pris soin la veille de remplir un bac pour nous permettre de nous débarbouiller.

À chaque village son monastère !
Avant le petit déjeuner, nous décidons de monter jusqu'au petit monastère qui surplombe Tar. Chaque village en possède un, nous apprend Rigzin. Aucun moine ne vit dans celui-ci, mais les familles se relayent pour l’entretenir. Chacune verse par ailleurs 10 000 ou 20 000 rs par an au pope, qui gère les lieux de culte de la région.

Nous chaussons nos chaussures de marche, Rigzin et Rinchen Dolma leurs tongs, et nous passons récupérer les clés chez Orson, le fils aîné de Rinchen Dolma, qui fabrique de petits meubles en bois. Une voisine en profite pour nous vendre son huile d’abricot et un bonnet en laine de yack.
10 minutes de montée, et nous sommes arrivés. Le monastère se compose d’un temple et d’un bâtiment destiné à un éventuel moine à demeure. Il a été bâti il y a 80 ans. Rinchen Dolma allume quelques bougies et nous laissons un billet pour l’entretien du monastère.


Le tourisme : danger ou évolution nécessaire ?
L’heure du départ approche, et Rinchen Dolma nous propose de faire un selfie près du monastère. Nous en ferons un autre au moment de partir, une heure plus tard, après un copieux petit déjeuner de chapatis et de légumes. Cette fois, elle veut le faire dans son potager. Elle nous dit au revoir chaleureusement en nous invitant à revenir quand on veut. Car Tar continue à se transformer, et le tourisme est vu comme une nouvelle source de revenus par les habitants.
Difficile d’anticiper les conséquences d’une augmentation du tourisme sur un petit village traditionnel comme Tar. Mais sans trop s’avancer, on peut imaginer qu’avec l’ouverture de la future route, Tar, encore absent de Google Maps, y fera vite son entrée.

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