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Rencontre avec Annu Jalais, spécialiste des populations subalternes en Inde

annu jalaisannu jalais
Écrit par Fabienne
Publié le 9 mars 2023, mis à jour le 19 décembre 2023

Propos recueillis jeudi 16 février 2023
 

Les Français de Chennai ont eu la chance de rencontrer Annu Jalais en novembre 2022 lors d’une remarquable présentation des castes, au cœur du système social indien. Aujourd’hui, elle a gentiment accepté de nous parler de ses recherches et de ce qui l’a amenée à travailler sur les populations subalternes.

 

Lepetitjournal.com : Pour commencer, peux-tu te présenter et nous parler de ton itinéraire personnel ? Qu’est-ce qui t’a amenée à étudier l’anthropologie ?

Annu Jalais : Je suis née à Calcutta de parents français et j'ai grandi en Inde. Mes deux parents étaient très engagés en tant que travailleurs sociaux dans une ONG indienne. J’ai passé mon enfance dans le milieu populaire de Salkia, à Howrah, le long du fleuve Hooghly

Le passeport de mon inclusion a été la langue. Je parlais et j’écrivais Bengali comme mes amies. Nous vivions dans un quartier populaire, mais étions scolarisées dans de bonnes écoles religieuses avec l’anglais comme première langue, le bengali en deuxième langue, et le Hindi en troisième langue. J’ai obtenu un baccalauréat indien : le Uchhya Madhyamikz.
 

Avec ce diplôme, je suis partie faire mes études supérieures en Europe. J'ai d'abord gagné la France où, après une classe Préparatoire au Lycée Fénelon, à Paris, je me suis inscrite aux Langues O (aujourd’hui INALCO) sous la houlette de l’extraordinaire Professeur France Bhattacharya. Passionnée par les littératures de mes trois langues préférées, je me suis lancée dans un DREA (diplôme de recherche et d’études appliquées de 4e année) sur le concept du Viraha (douleur causée par la séparation amoureuse). Je devais traduire des chants collectés au nord du Bengale occidental, en Assam et au Bangladesh et en expliquer les formes linguistiques. Mais Mme Bhattacharya a vite remarqué que mon intérêt se portait en fait plus sur le contexte et sur la vie des femmes qui chantaient ces chansons que sur la forme littéraire de celles-ci.

À l’époque, je dévorais Amitav Ghosh. In an Antique Land, l’histoire d’un anthropologue parti dans un village égyptien, m'a donné envie de m'inscrire en licence d’anthropologie. Je l'ai passée à l'université de Nanterre avant de gagner l'Angleterre pour intégrer un Master en Anthropologie Sociale à la London School of Economics (LSE) avec Jonathan Parry, spécialiste de la « bonne mort » dans l’Hindouisme et des brûleurs de morts à Bénarès, et Chris Fuller, spécialiste des brahmines du temple de Meenakshi dans le Tamil Nadu.
 

Ensuite, j’ai enclenché avec un master de philosophie et un PhD sur les Sundarbans, dans la baie du Bengale, qui m'a amenée à voyager dans la plus grande mangrove au monde, où il y a des tigres mangeurs d’hommes. Cette expérience s’est révélée particulièrement difficile et passionnante. Je connaissais la région pour y être allée enfant avec mes parents puis avec mon école. J'avais été fascinée par les croyances et le syncrétisme de la région. Je voulais comprendre le refus des habitants de contrer les attaques des tigres en portant les masques préconisés par les scientifiques et distribués gratuitement par le gouvernement. Je voulais y retourner, enquêter, comprendre.

 

Comment en es-tu venue à t’intéresser aux questions concernant les Dalits ?

J'ai pris très jeune conscience des différences de castes, de classes, et de cultures. Mon père, qui était venu en Inde avec l’association Frères des Hommes et a travaillé avec un des grands disciples de Gandhi, Vinoba Bhave, avait été touché par cet homme qui luttait pacifiquement pour une Inde avec plus de justice sociale. Il était frappé par la façon dont les Dalits étaient traités et me parlais d’Ambedkar, célébre juriste et homme politique indien qui a cherché à dépasser le système des castes. Grâce à lui, j'ai compris pourquoi le système de « réservation » (quotas de places réservées pour certaines catégories de populations) est si important – c’est une reconnaissance du fait qu’il y avait discrimination – et que ceux des plus basses castes ont besoin de ce système pour s’en sortir. Les préjudices contre les Dalits sont, toujours aujourd'hui, importants.
 

Plus tard, à Londres, un ami Dalit Tamoul, Murali Shanmugavelan, m’a introduite à la littérature Dalit à travers le site Velivada et l’autobiographie de Bama. Le mot Tamoul paraiyan, qui se traduit par « intouchable », désigne la caste des joueurs de tambour : ceux qui touchent la membrane du tambour, faite de peau de vache, sont intouchables. Ce mot, paraiyan, a d’ailleurs donné le mot français paria. La plupart des mots relatifs aux plus basses castes dans les langues indiennes veulent littéralement dire « intouchable » ou « sale ».
 

Un mot sur les origines de la question des « basses » castes : cette notion est apparue avec acuité au Bengale après le massacre de 1979 dans une des îles des Sundarbans du nom de Marichjhapi. De nombreux réfugiés venus en Inde dans les années 1950 et 1960 quand le Bengale a été divisé suite à la partition de l’Inde, ou juste avant la création du Bangladesh en 1971, avaient décidé de revenir au Bengale et de s’installer sur l’ile de Marichjhapi. Ils en furent brutalement chassés, certains tués, par le nouveau gouvernement. Ils s’étaient sentis trahis. Pour les réfugiés comme pour les villageois des Sundarbans, ce terrible évènement avait été rendu possible parce qu’ils étaient de basses castes.

 

Quels sont tes sujets de prédilection ?

Lorsque j’étais à la London School of Economics, le grand anthropologue et philosophe français, le Professeur Philippe Descola, nous a parlé de la relation du groupe amérindien des Jivaros avec le jaguar. Cela a résonné en moi lorsque j’ai découvert les relations que certains villageois indiens portent aux tigres. J’ai décidé de me spécialiser en anthropologie de l’environnement et d’étudier la manière dont les gens conçoivent leur rapport aux « non-humains » et conceptualisent l’environnement.

 

Couverture du livre d'Annu Jalais Forest of tigers
Forest of tigers d'Annu Jalais, éditions Routledge

 

Un autre sujet qui me passionne est la religion, et la manière dont les croyances s’enchevêtrent. Pour mon deuxième livre, co-écrit avec Joya Chatterjee et Claire Alexander (pour l’étude duquel nous avons bénéficié d’un financement de la part de la AHRC (Arts and Humanities Research Council), je suis partie pendant deux ans effectuer des recherches anthropologiques sur la migration au Bangladesh. On ne le sait pas, on ne le dit pas assez, mais le gros de l’émigration se fait dans les pays pauvres. 95% de l’émigration dans le monde se situe dans le Global South. Et le pays qui a accueilli le plus de migrants ces derniers temps est le Bangladesh, qui a vu arriver plus d'un million de réfugiés Rohingya.


De même, ce qui m’intéresse dans mon travail sur le sous-continent Indien et notamment au Bangladesh, où j'ai beaucoup appris, c’est que jusqu'à récemment, des peuples, des religions, des cultures différentes y cohabitaient pacifiquement. Elles formaient une mosaïque, parvenant à éviter les continuelles guerres de religions qu'on peut observer ailleurs. J’ai grandi avec le dicton de Sri Ramakrishna Paramahansa : "Il y a autant de voies qu’il y a de croyances", et après avoir vécu dans une société à dominance hindoue, j’ai souhaité vivre au Bangladesh, une société majoritairement musulmane. Avec la partition de l’Inde, il semble que le nationalisme dans les pays de l’Asie du Sud est de plus en plus lié à une identité religieuse politique très étroite, et non plus à une identité linguistique, culturelle qui nous unit.

 

Peux-tu nous parler de ton cursus d’enseignante universitaire et de tes projets actuels ?

Pendant ma thèse, j’ai enseigné à la London School of Economics et à l’université de Goldsmiths à Londres, en Angleterre. Après mes deux années au Bangladesh, j’ai passé une année passionnante à l’Université de Yale, en post-doc au Agrarian Studies Program. Après cela, j’ai vécu à Amsterdam et à Leiden, aux Pays-Bas, avant de rejoindre l'université de Delhi puis le centre CRASSH (Centre for Research in the Arts, Social Sciences and Humanities) à Cambridge en tant que post-doc. Puis j’ai travaillé pendant presque 10 ans à la National University of Singapore (NUS) en tant qu’enseignante. C’est ce qui m’a ouverte à l’Asie du Sud Est. L’Asie contiendra bientôt les deux tiers de la population mondiale et c’est là que se joueront les grands enjeux de demain.
 

Par ailleurs, pendant la pandémie, Aarthi Sridhar de la Dakshin Foundation à Bangalore, et moi-même avons réalisé le projet The Southern Collective réunissant des chercheurs issus de diverses disciplines travaillant dans la région de l’océan Indien. Il s’agissait notamment de promouvoir des collaborations Sud-Sud avec la société civile pour produire et démocratiser la production de connaissances sur les répercussions du changement climatique sur l'environnement marin de l’océan Indien.
 

Depuis un an, j’ai quitté Singapour pour me rapprocher de la famille. J’enseigne aujourd’hui à KREA, une nouvelle université liberal arts au nord de Chennai. Je donne des cours sur la religion, l’environnement, l’Anthropocène et l’introduction à l’Anthropologie.

En parallèle, je travaille sur un livre qui étudie la place des « non-humains » dans les sociétés indienne et chinoise.

 

Avant de nous quitter, avec tous mes remerciements, peux-tu nous conseiller des livres, à commencer par les tiens ?

Jalais, Annu. 2010. Forest of Tigers : People, Politics and Environment in the Sundarbans, London, New Delhi : Routledge.

Jalais, Annu. 2016. Avec Claire Alexander et Joya Chatterjee. The Bengal Diaspora : Rethinking Muslim Migration, London, New York : Routledge.

 

L'intégralité de cet entretien est à retrouver sur www.visitesfabienne.org

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