Des juges s’opposent-ils au pouvoir militaire sans le dire haut et fort ? La question commence à se poser au vu des derniers développements judiciaires dans le cas de l’ancienne dirigeante de facto de la Birmanie Daw Aung San Suu Kyi et de la mutation d’un juge de Mandalay vers un poste bien moins influent à Bago.
Ce 10 juin, l’ex-Conseillère d’Etat a été inculpée de corruption, accusée d’avoir accepté l'équivalent de quelque 500 000 euros en argent liquide et un peu plus de 11 kilogrammes d’or de la part de l’ancien Premier ministre de la région de Yangon, Phyo Min Thein, qui aurait reconnu les faits sans que l’on sache encore si l’accusation repose uniquement sur son témoignage – clairement sujet à caution puisqu’il est retenu prisonnier par l’armée et soumis à des pressions – ou s’il a également fournit des documents à charge. Le maire de Nay Pyi Taw, U Myo Aung et deux autres officiels de la ville sont aussi inculpés des mêmes charges.
Plus embêtant pour l’ex-dirigeante birmane, une accusation d’abus de pouvoir dans l’attribution de terrain à Yangon, au 60 de l’avenue de l’Université, au bénéfice de la fondation caritative Daw Khin Kyi, du nom de sa mère, et dont elle est la présidente. Le quotidien Eleven relève que c’est l’audit officiel des comptes de la région de Yangon qui indique que dans cette opération « la région a perdu plus de 5 200 millions de kyats (plus de 2,5 millions d’euros) ». Or, l’ancienne députée régionale de Ligue nationale pour la démocratie (LND) – le mouvement d’Aung San Suu Kyi – qui était en charge de la commission des finances de la région de Yangon n’a pas été autorisée par son parti à se représenter en novembre dernier alors qu’elle s’était battue contre Phyo Min Thein et certains caciques de la LND pour obtenir plus de transparence des comptes…
Une école d’horticulture devenue résidence de luxe
A Nay Pyi Taw aussi, Daw Aung San Suu Kyi fait face à une plainte pour malversation et abus de pouvoir dans l’octroi de terrains pour la Fondation Daw Khin Kyi, notamment pour un espace obtenu officiellement pour construire un institut de formation à l’horticulture et sur lequel c’est finalement la résidence de la présidente de la Fondation – Aung San Suu Kyi en l’état – qui a été construite. Là encore, selon l’audit de l’équivalent birman de la cour des comptes, un manque à gagner pour l’Etat est mesuré, de 1,6 milliard de kyats (environ 850 000 euros). Des questions sur la manière peut-être pas illégale mais au moins douteuse dont l’ancien gouvernement a géré certains terrains de Nay Pyi Taw avaient déjà vu le jour pendant l’été 2020.
Pour l’icône birmane, ces accusations viennent s’ajouter à d’autres, dont la détention illégale de talkie-walkie ou le non-respect des règles sanitaires anti-Covid pendant la campagne électorale ou encore la violation de secret d’état, cette dernière plainte ayant été déposée contre elle à Yangon – toutes les autres à Nay Pyi Taw - et devant être jugée là-bas. Et autant certaines de ces accusations sont farfelues, fantaisistes ou à tout le moins peu pertinentes – et ne peuvent pas entraîner de lourdes condamnations sans susciter un tollé que les militaires préféreraient éviter -, autant celles de fraudes pour des terrains représentent un nouveau problème pour la Prix Nobel de la paix 1991 car elles sont au moins documentées et font écho à un scandale de l’été 2020. De là à conclure à la culpabilité, il y a encore loin mais prouver l’innocence de leur cliente va demander cette fois un peu plus de travail à l’équipe de juristes de Daw Aung San Suu Kyi, aujourd’hui âgée de 75 ans, qui risque pour l’instant jusqu’à 26 ans de prison.
Des audiences tous les lundi pour Daw Aung San Suu Kyi
Par contre, cette même équipe a pu se réjouir lundi 7 juin, lorsque le juge Maung Maung Lwin, en charge du dossier de la plainte d'incitation à troubles de l’ordre public a l’encontre de Daw Aung San Suu Kyi – plainte qui pèse également sur l’ancien président U Win Myint et sur le maire de Nay Pyi Taw U Myo Aung – a mis en avant que le procès ne pouvait pas excéder 180 jours et que la plainte datant du 16 février, le jugement devait en conséquence être impérativement prononcée avant la mi-août. Une pierre dans le jardin des militaires qui cherche autant que possible à limiter les apparitions publiques de Aung San Suu Kyi afin de diminuer d’autant son impact politique. Or, a expliqué le magistrat, les trois accusés vont désormais comparaître tous les lundis jusqu’au 28 juin prochain, qui devrait être la dernière audience pour ce cas. La procédure continuera alors jusqu’au prononcé du verdict. Et des audiences auront lieu les mardis pour certains des autres chefs d’accusation.
Certains observateurs avaient noté les réticences du milieu judiciaire à accepter l’accumulation de charges – dont certaines pour le moins incongrues comme celle des talkies-walkies – contre l’ancienne dirigeante. Le rappel au droit et à la procédure du juge Maung Maung Lwin sonne donc un peu comme un acte d’autonomie dans un pays où les instances judiciaires sont notoirement « imprévisibles », où la corruption est fortement présente, où les ingérences ou tentatives d’ingérences dans les procédures ne sont pas rares.
Un camouflet pour un chef de police locale
C’est d’ailleurs d’avoir évoqué de telles ingérences qui a valu au juge U Ko Ko, qui occupait un poste important dans un des tribunaux de de Mandalay, d’être arrêté et incarcéré le 25 mars 2021. Il s’était plaint sur Facebook que des tentatives de militaires d’intervenir dans les procédures judiciaires. Après une enquête interne du bureau de la procureure générale de Birmanie il a été relaxé, un camouflet pour le chef de la police locale qui était l’auteur de la plainte à son encontre, mais muté dans un tribunal de Bago bien moins important, ce qui a été perçu comme une sanction administrative.
Point marquant, U Ko Ko n’a rien d’un contestataire jusqu’au-boutiste. Il s’était attirait les foudres des supporters de la LND en condamnant le mouvement de désobéissance civile comme abusif et en réclamant que les auteurs de dégradation des biens publics lors des manifestations soient traduits en justice. Il apparaît donc qu’à l’instar de U Maung Maung Lwin, U Ko Ko est avant tout un tenant de l’indépendance de la justice et qu’ils minent à ce titre, et peut-être comme d’autres de leurs collègues, les efforts des militaires pour maintenir l’illusion légaliste depuis leur coup de force du 1er février.