« Je suis heureux de savoir que je peux voter librement pour un parti qui a une vraie chance, démocratiquement, de gagner », raconte Saw Clever Shine, 25 ans, à l’entrée de son bureau de vote de la circonscription de Mayangone. Hier, le jeune homme, comme la grande majorité de ses compatriotes, vote pour la première fois dans un pays sous gouvernement élu lors d’un scrutin démocratique. La Ligue Nationale pour la Démocratie (LND) remet en jeu son mandat, et Daw Aung San Suu Kyi, son rôle de quasi-Présidente du pays.
Même si la victoire de la LND est acquise avant même le début du vote, la question de la légitimité du scrutin se pose, avec les partis d’opposition mis dans l’impossibilité de faire campagne sous couvert de lutte contre la Covid-19, avec des actions de censure par la télévision nationale sur la communication électorale de ces mêmes partis d’opposition, avec enfin la Commission électorale nationale sortant à plusieurs reprises de l’impartialité requise par son statut. En regard, malgré beaucoup de déçus des cinq ans de pouvoir de la LND, la popularité de Daw Aung San Suu Kyi ne fait aucun doute et sa capacité à mobiliser ses très nombreux partisans rend l’élection gagnée d’avance pour la LND. Une seule inconnue en ce matin du dimanche 8 novembre 2020 : les Birmans seront-ils nombreux à se déplacer pour aller voter ?
Ce matin-là, les rues de Yangon s’animent d’une vie presque normale, malgré la pandémie de Covid-19 qui a touché près de 62 000 personnes dans tout le pays. Tous les signes de la campagne électorale ont disparu. Depuis la veille, le « Silent Day », habitants et partis n’ont plus le droit d’afficher leur soutien en public. Aucun drapeau, t-shirt ou autocollant sur la joue n’est autorisé. Impossible de deviner, d’un coup d’œil, pour qui Saw Clever Shine va voter.
« Je veux que mon pays soit gouverné par de bons dirigeants, qualifiés pour leur poste, comme c’est le cas dans de nombreux autres pays », explique-t-il. « Je veux des gens qui pensent au bien de leur peuple avant tout. Comme vous le savez, nous expérimentons la démocratie depuis 2010, sous le gouvernement d’U Thein Sein. J’espère que le parti qui sortira vainqueur de cette élection saura s’inspirer de l’expérience du passé pour mener de bonnes politiques pour le pays », conclut-il avec un sourire.
Lorsque le jeune homme arrive au bureau de vote, il est 8h30. Les bureaux sont ouverts depuis 6h du matin, et les files d’attente sont déjà longues. Si le gouvernement de la ville tolère un certain relâchement dans le respect de mesures de sécurité contre la Covid-19 depuis quelques semaines, aujourd’hui est une exception. Afin d’éviter la formation de file d’attente interminable dans un contexte de pandémie, les bureaux de vote se sont multipliés. A l’entrée, les électeurs reçoivent une protection faciale, accompagnée parfois d’un masque, et un membre du bureau leur offre du désinfectant pour les mains. Les distances de sécurité sont plus ou moins respectées, selon l’emplacement dans la file d’attente, et la présence du chaud soleil de cette journée de novembre. La prise de température est systématique. Les consignes de sécurité sont affichées sur de grands panneaux devant chaque bureau, rappelant à chacun la démarche à suivre pour éviter la contamination.
Saw Clever Shine a reçu son masque et sa protection faciale, et se désinfecte les mains avant de rejoindre la file d’attente. Il n’a pas eu peur de sortir voter, malgré le virus. Sa famille non plus, et ses sœurs vont le rejoindre dans la matinée. Certains autres électeurs, en revanche, ont préféré venir le matin, en espérant croiser moins de monde. Sans succès.
Le bureau de vote de la circonscription 22, à Mayangone, a été installé dans une école pour aveugles. Tout au long de la matinée, de jeunes personnes, équipées de leur bâton de marche, le plus souvent en groupe, ont pu accéder au bureau en priorité. « Pour certaines personnes qui ne sont pas accompagnées, c’est difficile », nous dit Saw Clever Shine, tandis qu’un trio d’électrices sort tout juste du bureau. A travers la ville, bâtiments administratifs, écoles, rez-de-chaussée inoccupés, ou encore bâtiments religieux ont été réquisitionnés pour la journée de vote et le dépouillement commencera à la fermeture des bureaux, à 16h.
U Htin Kyaw, 60 ans, est commercial dans le quartier. Aujourd’hui, il est aussi le représentant de la Commission Electorale Nationale du bureau de vote. « Mon rôle est de faire en sorte que les électeurs se sentent bien en venant voter, et je me suis coordonné avec les responsables du quartier pour les besoins de la protection contre la Covid-19 », nous explique-t-il. Plusieurs fois dans la matinée, un conducteur de trishaw viendra ravitailler le bureau en masques et en protections faciales. « S’il y a de l’injustice constatée sur place, nous agirons vite pour la corriger », affirme-t-il, « je ne pense pas qu’il y aura de la fraude ».
Les accusations de mauvaise organisation des élections à l’encontre de la Commission Electorale Nationale ont culminé dans les jours précédant l’élection, avec un échange de déclarations tendues entre le chef d’état-major Min Aung Hlaing et le gouvernement. Fraude lors de la récupération des bulletins de vote anticipé, multiples erreurs sur les listes électorales, témoignages d’intimidation dans l’état de Shan, annulation des élections dans certaines régions et états du pays, dont l’état de l’Arakan, particulièrement touché : la question de la légitimité des résultats, soulevée par les médias et les experts depuis plusieurs semaines, a conduit le chef d’état-major Général à préciser que si la Commission et le gouvernement n’étaient pas en mesure d’assurer des élections libres et justes, l’armée devrait prendre les choses en main. Alors que le pays attend les résultats définitifs dans les jours qui viennent, la situation reste en suspens même si depuis Min Aung Hlaing a affirmé que « l’armée respectera le verdict des urnes ».
Saw Clever Shine, lui, a réussi à corriger une erreur de dernière minute sur sa carte d’électeur. Alors qu’il avait déjà demandé la modification de ses coordonnées sur la liste électorale, il a reçu sa carte avec une faute sur son prénom. Même si le document n’est pas indispensable pour voter, il a préféré s’assurer de mettre toutes les chances de son côté et a effectué la modification.
Au cœur des préoccupations des électeurs interrogés ce jour-là, c’est l’éducation qui domine les témoignages. Moon Shine, la sœur de Saw Clever Shine, l’a rejoint alors qu’il allait entrer dans le bureau de vote. « Je veux que le gouvernement fasse en sorte que l’éducation ouvre des opportunités de travail à l’étranger », explique-t-elle. Elle est venue voter aujourd’hui par sentiment de devoir. « J’ai peur que le parti que je veux voir gagner perde à cause de mon seul vote manquant. J’espère que mon vote sera utile », nous dit-elle en souriant.
Son frère, lui, souhaite plutôt que le prochain gouvernement développe le secteur de la santé. « On ne veut pas aller à l’hôpital public quand on est malades, parce qu’ils ne sont pas équipés. Les gens riches, en revanche, peuvent aller dans les hôpitaux privés. J’espère qu’on pourra tous bénéficier de bons soins à l’avenir », raconte t’il en entrant à son tour dans le bureau de vote.
Entre 6h et 9h30 du matin, 160 personnes ont pu venir voter, d’après le responsable local U Htin Kyaw. Au total, il faudra plus d’une heure et demie à Saw Clever Shine pour parvenir à déposer ses bulletins dans l’urne. « J’ai voté pour la Chambre des représentants, la Chambre des Nationalités, et pour le Parlement régional de Yangon. En plus de ça, comme je suis de l’ethnie Kayin, j’ai voté une quatrième fois, pour choisir le représentant Kayin au Parlement de Yangon », explique-t-il. En effet, les ethnies Kayin et arakanaises de la ville peuvent voter pour élire leur ministre des Affaires Ethniques au Parlement régional. « Le problème, c’est qu’ils ont mis tous les électeurs sur une seule liste, que chaque membre du bureau possède une liste différente, qui n’est pas classée par ordre alphabétique, ni par ethnie », raconte Saw Clever Shine. « Pour mon quatrième vote, ça a pris du temps pour retrouver mon prénom ! ». Il nous montre son annulaire, encré de violet. « A part ça, tout est bon, j’ai pu voter ! » finit-il en souriant.