Le 1er avril 2020, Daw Aung San Suu Kyi, Conseillère d’Etat et dirigeante de facto de la Birmanie, réactivait officiellement son compte Facebook. « Je ne pensais pas utiliser Facebook », écrivait-elle alors, avant d’expliquer qu'elle souhaitait dorénavant établir « un contact rapide et efficace avec les personnes confrontées à des problèmes relatifs à la Covid-19 ». Ce message a été accueilli dans tout le pays avec des milliers de commentaires et de réactions emoji. Mais certains commentateurs ou politiciens y ont aussi vu le signe d’une campagne électorale officieuse. Or, en Birmanie la campagne officielle n’est autorisée qu’à partir de 60 jours avant la date des élections, soit le 8 septembre dernier. Le retour de la dirigeante sur Facebook dès avril pouvait donc susciter de l’acrimonie, comme il pouvait également être considéré comme la communication normale d’un membre du gouvernement. Un signe parmi bien d’autres que les règles de campagne sont sujettes à interprétation mais aussi que le scrutin du 8 novembre prochain sera biaisé, surtout vu les limites aux rassemblements aujourd’hui imposés pour lutter contre la propagation du coronavirus. Comme dans bien d’autres pays, y compris de « grandes démocraties », les élections générales de novembre ne seront ni parfaitement libres, ni parfaitement équitables, entre guerres civiles, conflits internes chroniques, déplacés, lutte contre le coronavirus, censure, restriction de la liberté d’expression, et confusion administrative.
Des partis censurés sans raison par la Commission électorale
Fin septembre, deux petits partis politiques ont accusé la Commission Electorale Nationale d’avoir – illégalement - censuré leur discours de campagne diffusé sur la chaîne de télévision gouvernementale MRTV. Les partis disposent en effet légalement de 15 minutes de temps d'antenne à la télévision et à la radio d'État pour présenter leur programme aux électeurs. MRTV et ses radios parallèles diffusent donc ces discours à tour de rôle. Premier signe d’une inégalité des chances, seuls 30 partis sur les quelque 90 inscrits ont pour l’instant été capables d’envoyer leur spot. Et pour le Democratic Party for a New Society (DPNS) et le Dawei Nationalities Party (DNP), ce spot a été interdit en l’état et il leur a fallu retirer de leur discours des parties concernant le projet controversé de mine de cuivre de Letpadaung, des conflits d’attribution de terres, la citation d’un rapport de l’UNICEF dénonçant la pauvreté des enfants en Birmanie ou la qualification de la jeunesse comme classe « oppressée » ou encore les droits de la minorité ethnique de Dawei, les Tavoy.
Maung Saungkha, fondateur et directeur exécutif d'Athan, organisation militant pour le droit à la liberté d'expression en Birmanie, a déclaré que « la commission a pour rôle d’évaluer le contenu en fonction de son caractère discriminatoire ou diffamatoire » alors que dans ces deux cas « les discours censurés n'entraient dans aucune de ces catégories. Ils abordaient simplement les problèmes des groupes politiquement persécutés et les difficultés des gens ordinaires ». Et de conclure : « La Commission abuse non seulement de son autorité, mais viole également le droit à la liberté d'expression ».
Certains partis font face à des difficultés d’un autre genre : La Pa-O National Organization (PNO), organisation politique de l’ethnie éponyme de l’état de Shan, a interdit aux partis politiques adverses de monter des panneaux publicitaires électoraux, d’après U Win Ko Ko, du People’s Party : « L'administrateur du village et le chef du PNO m'ont téléphoné lorsque nous nous sommes rendus au village de Kukoo pour ériger le panneau électoral pour me signifier qu’ils détruiraient les enseignes si d’autres partis que le leur en ériger ». Saw Khun Kyaw Win, membre du PNO, a répondu que les partis pouvaient ériger leur panneau, s’ils obtenaient l’accord des habitants locaux : une procédure qui ne relève absolument pas de la loi électorale et n’est donc pas légale.
Moins de journalistes pour plus de « tranquillité ».
La question de l’accès des journalistes étrangers aux bureaux de vote se pose également. En 2015, plusieurs centaines de journalistes avaient pu voyager dans le pays pendant la campagne et assister aux élections, au plus grand plaisir de la Ligue Nationale pour la Démocratie alors dans l’opposition. Mais les frontières aériennes fermées depuis mars et la difficulté d’obtenir un visa, sans compter la période de quarantaine obligatoire à l’arrivée, risquent de réduire le nombre de reporters présents le jour J. Une bonne nouvelle pour les locaux qui pourront potentiellement en tirer profit professionnellement mais une moins bonne pour la liberté d’expression et la couverture globale de l’événement.
Les observateurs internationaux sont tout autant concernés. Le Carter Center, l’une des organisations américaines majeures de promotion de la démocratie, a dû embaucher des observateurs locaux faute de pouvoir envoyer les siens, et l’Union Européenne a purement et simplement annulé sa mission d’observation. L’Asian Network for Free Elections, basé à Bangkok, a reçu le feu vert de la Commission Electorale pour venir « monitorer » les élections, mais n’a pas encore annoncé les détails de sa mise en œuvre. D’autant que la question de l’accès libre aux bureaux de vote situés dans les nombreuses zones de conflit (états d’Arakan, de Shan, de Kachin notamment) reste encore sans réponse claire. Les mesures qui seront prises pour permettre aux électeurs de voter dans un contexte de pandémie risquent de faire obstacle au libre déplacement de ces journalistes et observateurs.
La Covid-19, une épreuve inédite
La veille de l’ouverture des 60 jours de campagne nationale, le Ministère de la Santé et des Sports a interdit les meetings politiques et le porte-à-porte dans les zones soumises à un confinement, en théorie dans le but de freiner la propagation de la pandémie. Alors que le nombre de cas déclarés tournait autour de 350 depuis le mois de mars, l’explosion soudaine des contaminations depuis mi-août (la barre des 14 000 cas a été dépassée) ont poussé le gouvernement à des mesures de restriction de déplacement de plus en plus drastiques. Dans la région de Yangon, 28 circonscriptions sont concernées, ainsi que l’intégralité des 17 circonscriptions de l’Arakan, largement touché par la pandémie. Des mesures qui ne sont pas compensées par d’autres innovations politiques, comme la diffusion de spots publicitaires à la radio et à la télévision publique, car les partis n’ont pas le droit d’utiliser ces canaux en dehors de la télévision gouvernementale MRTV, celle-là même qui a laissé censurer le DNPS et le DNP.
Dans ce contexte délicat, plusieurs partis, dont le Parti de l’Union, de la Solidarité et du Développement (PUSD) naguère au pouvoir, ont demandé un report des élections. La Ligue Nationale pour la Démocratie s’y est fermement opposée, et la Commission Electorale a refusé.
La Constitution de 2008, rédigée par sous la dictature militaire, fixe les limites des mandats parlementaires et présidentiels à cinq ans, ce qui signifie qu'un nouveau Parlement doit se réunir avant la fin janvier et un nouveau gouvernement doit être formé avant fin mars. Si ce délai n'est pas respecté, certains experts craignent que le président ne déclare l'état d'urgence, ce qui lui donnerait, ainsi qu'au chef d’état-major des armées, des pouvoirs étendus pour gouverner sans Parlement.
Quelques jours après l’annonce du refus du report, deux grenades non détonées ont été retrouvées à l’extérieur de la résidence du président de la Commission Electorale, Thein Htwe, à Nay Pyi Taw. Aucun groupe ou individu n’a, à ce jour, revendiqué l’incident.
Des listes électorales à la crédibilité douteuse
Villages abandonnés, brûlés, documents d’identité perdus ou volés, familles dispersées, peur d’être arrêtés : la situation des quelque 270 000 déplacés internes du pays (nombre retenu par le Centre de Surveillance du Déplacement Interne, référence internationale sur le sujet) ne leur permet pas d’aller aux urnes le 8 novembre dans de bonnes conditions. La présidente de la Commission Electorale de l'Arakan, Daw Tin Hlaing, le reconnaît d’ailleurs implicitement : « Il existe différents camps de réfugiés. Certains sont subventionnés par le gouvernement tandis que d'autres sont soutenus par des organisations philanthropiques. Certains camps n'ont pas de donateurs et de nombreux villages n'ont même plus d'administrateurs. Nous ne pouvons pas générer de listes électorales pour les camps sans une personne ‘responsable’. Il y a des listes dans les bureaux de la circonscription où les gens peuvent vérifier auprès des commis de quartier ou de village ».
La Commission nationale a déclaré qu'elle essayait d'enregistrer tous les réfugiés des camps à temps pour le 8 novembre. « Si les habitants des camps de réfugiés peuvent fournir la preuve qu’ils devraient être inscrits sur les listes électorales, ils peuvent voter. La Commission Electorale a demandé à ceux qui ont perdu leur NRC [ndlr : carte d’identité nationale] et leur liste de famille [ndlr : document regroupant tous les membres d’une même famille] comment voter », a ajouté Daw Tine Hlaing. En réalité, s'inscrire pour voter est beaucoup plus compliqué pour ceux qui n'ont pas de documents officiels. Les processus peuvent différer d'un bureau à l'autre et les fonctionnaires ne savent pas toujours clairement quel type de preuve est suffisant.
La complexité de la procédure d’enregistrement sur la liste électorale pénalise également les travailleurs migrants et risque d’en empêcher un certain nombre de voter, d’après Zaw Win, ministre de l’Immigration et des Ressources Humaines de l’état de Kachin. Entre formulaires à remplir et lettres de recommandation de diverses administrations, le processus, encore compliqué par les restrictions de mouvement requises par la pandémie de Covid-19, risque bien de priver de nombreux Birmans de la possibilité de voter. En Thaïlande, à peine un millier de travailleurs migrants se sont inscrits pour voter à distance, sur les plus de 2,3 millions de Birmans résidant dans le pays. Le travail en zone rurale, avec une mauvaise connexion internet, ou le désintérêt pour les élections face aux difficultés de la vie quotidienne sont parmi les raisons invoquées pour expliquer ce petit nombre d’inscrits sur les listes électorales.
Des soldats pour gagner les circonscriptions en ballottage
Des listes électorales dont la crédibilité pourra être entachée d’autres scandales à venir. Certains candidats de partis Kachin ont ainsi déclaré que plus de 400 soldats de la Tatmadaw étaient arrivés de nulle part, début août, pour s’inscrire sur les listes de la ville de Sumprabum. Or, la ville ne possède pas de base militaire. Les soldats campent dans des écoles. Or, en 2015, la députée régionale locale, qui appartient à la LND, l’avait emporté sur sa rivale du PUSD de seulement quelques voix. La date exacte de l’arrivée des soldats dans la région reste floue. Or, la loi électorale stipule qu'une personne doit vivre dans une circonscription pendant au moins 90 jours avant le jour du scrutin pour être autorisée à y voter. Win Bo, membre de la LND, affirme qu’il y a aussi des soldats récemment émigrés dans d’autres circonscriptions du Kachin où là encore la LND l’avait emporté de justesse. L’arrivée des soldats augmente le nombre d'électeurs inscrits dans ces zones et il ne fait guère de doute qu’ils voteront massivement pour le PUSD, le parti historiquement créé et soutenu par l'armée.
Dans l’état de Shan, c’est la question du vote double qui inquiète. Une unité militaire birmane est arrivée au village de Namtaung, à Namtu, le 13 août et a enregistré le lendemain 100 soldats pour voter, explique Nang Kham Aye, député local de la Chambre basse de la Ligue des nationalités Shan pour la Démocratie (SNLD). « S'ils votent ici, ils ne sont pas autorisés à voter dans leurs casernes. Il faut officialiser leur déménagement ici. Sinon, les listes électorales pourraient être gonflées », s’inquiète-t-il. Les présidents des sous-commissions électorales locales ont déclaré être en train de vérifier la légalité des inscriptions des soldats concernés. Des représentants de plusieurs partis politiques de l'État de Shan ont également déclaré qu'un certain nombre de soldats de milices soutenues par l'armée ont été inscrits sur deux listes électorales distinctes. Le district de Muse, dans le nord de l’état, y semble particulièrement vulnérable, du fait du grand nombre de milices qu’il contient, d’après ces représentants.
Les responsables électoraux sont censés gérer la collecte des noms pour les listes électorales mais comme les conflits dans la région rend la manœuvre dangereuse, la Tatmadaw a pris en charge la compilation de ces listes pour les membres des milices. Le secrétaire général de la SNLD, Sai Leik, a annoncé que le parti avait contacté la Commission Electorale Nationale au sujet de la situation mais n’avait pas encore reçu de réponse claire. Nhit San Oo, le secrétaire de la commission électorale de l'État du nord de Shan, a déclaré que bien que l'armée ait aidé à créer les listes électorales, la Commission veillerait à ce qu'il n'y ait pas de double vote. Comment ? Pas un mot… Car le manque de personnel dans les sous-commissions électorales locales peut freiner ce processus de vérification, comme c’est le cas dans la circonscription de Mrauk U, dans l’état de l’Arakan.
Le problème arakanais
L’Arakan, situé à la frontière avec le Bangladesh, est un cas particulier de ces élections de novembre. Les partis ethniques locaux ont historiquement tendance à remporter tous les scrutins et il est attendu qu’il en soit de même cette année. Le Parlement arakanais est dominé par l’Arakan National Party, qui a remporté 22 des 35 sièges en jeu en 2015. Et la région sert de décor à un intense conflit armé depuis 2017.
La circonscription de Mrauk U est l’une des plus affectées par les combats entre l’armée birmane et l’Armée de l’Arakan, un mouvement combattant qui exige une plus grande autonomie politique de l’état. En plus de la difficulté de mener une campagne électorale dans une zone soumise à un couvre-feu de 21h à 5h, un confinement de la population et une coupure d’internet depuis juin 2019 – qui touche le nord et le centre de l’état -, les membres des sous-commissions électorales des villages ont peur de se retrouver pris entre deux feux s’ils se déplacent, d’après Daw Thida Khain, secrétaire de la sous-commission électorale de la circonscription. « Mener campagne est impossible dans les 17 circonscriptions de l’Arakan, où les gens sont obligés de rester chez eux », ajoute Daw Aye Nu Sein, porte-parole de l’Arakan National Party. Les perturbations de transport dues à la pandémie de Covid-19 ont également créé un manque de camions, traditionnellement utilisés pour aller distribuer les éléments de communication de la campagne (stickers, flyers, posters …), d’après Daw Aye Nu Sein.
Dans cette zone, comme dans beaucoup de régions et états bouleversés par les guerres internes, l’intérêt pour les élections s’est érodé face aux contraintes de la vie quotidienne. « Lorsque l’on va au marché, il y a des soldats de la Tatmadaw, et ils interrogent souvent les jeunes hommes comme moi », explique Ko Maung Maung Htay, 22 ans, électricien. « S’ils veulent nous emmener avec eux, il n’y a rien que l’on puisse faire. Nous voulons des politiciens qui puissent résoudre ce genre de problème ». Seulement 30 % des 157 674 potentiels électeurs sont venus vérifier les listes électorales préliminaires en quête d’erreurs ou d’omissions qui les empêcheraient de voter. Les 26 camps de déplacés internes, certains situés au pied des pagodes centenaires et iconiques de Mrauk-U, sont remplis de près de 18 000 personnes. La Commission Electorale doit annoncer en Octobre les zones où les élections seront annulées pour raison de sécurité, et nombreux sont ceux qui s’attendent à ce que tout ou partie de l’Arakan soit concerné.
Censure, contraintes liées au Covid-19, droit de vote refusé à la communauté persécutée des Rohingyas – leur citoyenneté birmane étant réfutée, ils n’ont ni le droit de se présenter aux élections, ni d’y voter -, flou concernant l’organisation du vote dans les zones de conflits : le rapporteur spécial pour les Droits Humains en Birmanie, Thomas Andrews, a déclaré lors du dernier meeting du Conseil des Droits Humains que les élections de novembre n’allaient pas être libres et équitables.
Un constat qui explique, en partie, la naissance de groupes en ligne – minoritaires - anti-vote, et la perte de confiance envers l’un des piliers de la démocratie qu’est le droit de vote. Ce phénomène récent a été révélé par le rapport de l’Asia Barometer Survey de 2020 intitulé « Myanmar Grappling with Transition ». De façon générale, indique ce rapport, même si l’idée de démocratie est toujours largement soutenue par la population, l’intensité de ce soutien a diminué depuis 2015, jusqu’à atteindre l’un des niveaux les plus bas d’Asie du Sud-Est. Un grand nombre de citoyens à une opinion négative de la démocratie et de ses résultats, l’accusant d’être la cause d’une mauvaise situation économique ou de l’incapacité à maintenir l’ordre dans le pays. Un constat qui pose quelques questions sur la légitimité des résultats des élections à venir.