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Le Liban dans la rue : « Tout se joue maintenant », selon Pascal Monin

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Mathias Landry
Écrit par Hermine Le Clech
Publié le 27 octobre 2019, mis à jour le 27 octobre 2019

Depuis plus de 10 jours, les Libanais sortent par dizaines de milliers dans la rue pour dénoncer la classe dirigeante en place depuis plus de 30 ans. Lepetitjournal.com Beyrouth a interrogé le directeur de l'Observatoire de la fonction publique et de la bonne gouvernance et professeur à l’Institut des sciences politiques de l’Université Saint-Joseph (USJ).

Sur fond de crise sociale et économique, les Libanais manifestent depuis plus de 10 jours aux quatre coins du pays pour protester contre la classe politique, accusée de corruption et de clientélisme, et demander le renouvellement de la classe politique et le départ du gouvernement. La situation s’enlise et soulève de nombreuses interrogations sur l’avenir de ce mouvement de révolte. « Nous sommes aujourd’hui dans une situation où l’Etat est en déliquescence et l’on ne voit toujours pas d’issue à la situation. », commente Pascal Monin.

 

30 ans de discrédit

Ce « sursaut » populaire puise sa source dans plus de 30 ans de discrédit de la classe politique actuelle et des inégalités criantes . « Le ras-le-bol prend ses racines dans l’incapacité des responsables politiques à apporter, ne serait-ce qu’une solution efficace aux problèmes quotidiens de la population », estime le Pr Pascal Monin.

En « état d’urgence économique » depuis septembre, le Liban cumule les mauvais indicateurs : taux de chômage des jeunes estimé à plus de 30%, le quart de la population sous le seuil de pauvreté et une dette publique avoisinant les 90 milliards de dollars, soit 150% du PIB. « Le manque d’infrastructures (coupures quotidiennes d’électricité et d’eau potable, crise des déchets…), une des pires périodes de récession, une inflation galopante, des services publics défaillants, le problème endémique de la corruption et du clientélisme, ont fait le lit des mécontentements », fait remarquer Pascal Monin. « Lors de la campagne des dernières élections législatives (en mai 2018), toutes les forces politiques avaient promis d’éradiquer la corruption. On se rend compte aujourd’hui que rien n’a changé », juge M. Monin.

 

Qui sont les manifestants et ce qu’ils réclament

Partout, les manifestants scandent « kellon yaané kellon », « tous veut dire tous » en français. « Le mouvement utilise le slogan pour exprimer que tous, sans exception, doivent rendre des comptes. On ne différencie ni les uns, ni les autres. Il n’y a plus de ligne rouge. », ajoute Pascal Monin.

Dans ce mouvement inédit et spontané, les jeunes sont au rendez-vous. « C’est une génération qui ne comprend pas pourquoi le pays se trouve dans cette situation catastrophique. Les jeunes donnent une place particulière aux réseaux sociaux. C’est le cœur et l’esprit de ce soulèvement », se réjouit le Pr Monin.

Plus largement, toutes les strates de la société, sans distinction de genre ou de confession, sont représentées. « Sur un même point de rassemblement, on peut voir les plus pauvres comme les plus aisés. Il y a quelque chose de formidable. Le mouvement transcende les clivages sociaux et confessionnels », constate-t-il.

C’est le système confessionnel tout entier qui est remis en cause. « A Tyr et à Nabatiyeh, des gens sont descendus dans la rue malgré les mises en garde ou menaces. C’est comme si le système confessionnel se fissurait face aux difficultés sociales et économiques du pays. C’est une véritable émancipation », analyse le professeur.

Mais, avertit Pascal Monin, « l’absence de leadership est une force mais aussi une faiblesse si le mouvement n’arrive pas à trouver une même voie ».  

 

La réponse du pouvoir

Face à l’ampleur de la crise, le Premier ministre Saad Hariri et le président de la République Michel Aoun ont pris la parole. Hariri a proposé un vaste plan de réformes, reprenant certaines mesures réclamées par les protestataires. Aoun a proposé un dialogue social avec les manifestants. L’idée directrice est d’un côté rouvrir les routes, dont la fermeture paralyse le pays, et de l’autre, permettre aux protestataires de continuer à manifester. « Plus on tarde à envoyer un signal fort pour répondre au ras-le-bol, plus le prix à payer sera élevé. Il est grand temps d’écouter les cris du peuple et de répondre aux revendications légitimes des citoyens », estime Pascal Monin.

« Le fossé entre la classe politique et les citoyens est énorme. Le gouvernement essaye de trouver des solutions à court terme alors que les manifestants demandent des solutions à long terme et des réformes structurelles de grande ampleur », commente le professeur à l’USJ. « Le chef de l’Etat a ouvert la voie au dialogue et à un remaniement ministériel, tout en rappelant que l’on ne peut changer de régime du jour au lendemain. Garant de la Constitution, le président au Liban a peu de prérogatives. Il ne peut pas annoncer lui-même de remaniement ministériel », ajoute-il.

 

Le tournant Nasrallah

Vendredi, le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, a affiché une position ferme par rapport au mouvement. Tout en félicitant les manifestants pour avoir réussi « l’exploit » d’avoir obtenu un budget 2020 sans hausse d’impôt, le leader du parti chiite a mis en garde contre une instrumentalisation de ce mouvement. Il a également réexprimé son soutien au gouvernement dont le Hezbollah fait partie, s’opposant également à l’organisation d’élections législatives anticipées.

« Le discours est en apparence apaisant, mais sur le fond, il est accusateur », analyse Pascal Monin. Pour le secrétaire général du Hezbollah, un vide gouvernemental laisserait place au chaos, n’hésitant pas à invoquer le spectre d’une guerre civile. « Ce n’est pas anodin d’utiliser cette expression. Sayed Nasrallah agite l’épouvantail du vide pour dissuader », poursuit l’analyste. Le chef du Hezbollah évoque des manipulations partisanes et étrangères du mouvement de contestation. « Hassan Nasrallah met en scène une vision géopolitique de la situation et tente de la rattacher au contexte régional », commente le politiste selon lequel le leader du Hezbollah « s’est placé en homme fort », remarquant que le drapeau du Liban était placé à côté de lui lors de son allocution télévisée.

Après ce discours, la tension est montée d’un cran entre d’une part les partisans du Hezbollah et du Courant patriotique libre, qui ont réinvesti la rue, et d’autre part les manifestants qui veulent continuer à se faire entendre.

 

Le scénario de sortie de crise

Pour Pascal Monin, la sortie de crise passe d’abord par « un large remaniement ministériel ou un nouveau gouvernement ». « Il faudrait un gouvernement de personnes de confiance, indépendantes, non corrompues et spécialistes dans leur domaine », poursuit-il.

Elle passe ensuite par le lancement « sur des bases solides de la lutte contre la corruption », en adoptant des lois, comme le réclament les manifestants, sur le recouvrement des fonds publics détournés, la levée du secret bancaire des responsables politiques et surtout l’indépendance de la justice.

Elle passe enfin par l’application de la décentralisation élargie, par les pratiques de la démocratie participative et par une « nouvelle loi électorale permettant aux jeunes de voter (l’âge du droit de vote au Liban était fixé à 21 ans lors du dernier scrutin) et d’obtenir une représentation nationale de toutes les strates de la société ». « Des élections législatives, selon une nouvelle loi électorale, sont nécessaires à moyen terme, puisque cela semble difficile dans l’immédiat. La représentation nationale pourrait alors s’atteler à la réforme de notre système confessionnel à bout de souffle, de sorte à favoriser l’émergence d’un régime politique plus en adéquation avec les aspirations des citoyens », conclut M. Monin.

Selon lui, « dans l’immédiat, le Liban demeure un pays multiconfessionnel aux équilibres fragiles ». « La réconciliation nationale s’illustre peut-être aujourd’hui dans ces manifestations et ce formidable mouvement au parfum de révolution, mais les choses demeurent incertaines et le risque de heurts ou le recours à la violence est toujours présent », nuance Pascal Monin. « Le plus important aujourd’hui est de ne pas laisser les Libanais tomber dans le piège des divisions politiciennes et de la violence. Il faut que cette colère continue de transcender les clivages et que ce sursaut se transforme en réforme pour sauver le Liban. C’est peut-être une des dernières chances de construire un Etat digne de ce nom », prévient-il.

Plus de 10 jours après le début du soulèvement, beaucoup d’inconnues demeurent.  « Les prochains jours seront capitaux, car l’unité du mouvement de contestation se joue maintenant face aux tentatives de le politiser ou de l’affaiblir. Il y aura forcément des gagnants et des perdants », souligne le Pr Pascal Monin. Et de conclure : « La détermination reste intacte chez les jeunes et les citoyens mobilisés, à l’image de cette chaîne humaine du 27 octobre, reliant le Nord au Sud du pays, incarnant l’espoir d’un avenir meilleur ».

 

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