Cela fait maintenant 31 jours que les Libanais de tous horizons descendent quotidiennement dans la rue afin de protester contre la classe dirigeante. La majorité sortante, qui tente de garder la main, a été sérieusement ébranlée par la démission du Premier ministre Saad Hariri sous la pression des manifestants.
Le 17 octobre, le Liban s’enflammait sous la grogne populaire à l’annonce d’une énième taxe du gouvernement. Un mois après, cette grogne s’est transformée en un très large mouvement de société. Trente ans après la fin de la guerre civile, cette révolte, qui a fait chuter le gouvernement, rassemble Libanais de toutes confessions et classes sociales contre la classe politique jugée corrompue et incompétente.
La « taxe WhatsApp » fait déborder le vase
La conjoncture économique, politique et sociale du pays était tendue plusieurs semaines avant l’étincelle Whatsapp. Les seize millions de dollars de cadeaux du Premier ministre, Saad Hariri, à une mannequin sud-africaine, la pénurie de dollars et les incendies incontrôlés du Chouf ont fait le lit de la contestation.
Le 17 octobre, l’annonce d’une nouvelle taxe concernant les appels effectués via les applications de messagerie Internet comme WhatsApp a été l’élément déclencheur. Des dizaines de milliers de manifestants s’insurgent dans les quatre coins du pays. Malgré l’annulation quasi-immédiate de la mesure par le gouvernement, les routes sont coupées par les pneus et barils en feu.
Le mouvement, né d’un ras-le-bol spontané, surprend universités, banques et institutions publiques qui ferment leurs portes. Les jours suivants, des centaines de milliers de contestataires se rassemblent à Beyrouth, Tripoli, Tyr ou Akkar. Dans tout le pays, les Libanais s’unissent autour du slogan « Tous veut dire tous », en référence à l’ensemble de la classe politique à remplacer. Dans la capitale, les manifestants se réapproprient l’espace public. Stands de nourriture, débats politiques et associations s’installent sous des tentes en face de la grande Mosquée.
Hariri plie sous la pression de la rue
Le mouvement oblige les responsables politiques à bouger. Le 20, le leader des Forces libanaises, Samir Geagea, annonce la démission de ses ministres du gouvernement. Le lendemain, le budget 2020 est approuvé, et Saad Hariri annonce une série de réformes économiques. Mais c’est un coup d’épée dans l’eau.
Le mouvement s’intensifie du nord au sud du pays, jusque dans les bastions traditionnels du Hezbollah et du mouvement Amal. Le 23 octobre, quinze manifestants sont blessés par les militants du tandem chiite à Nabatiyé. Le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, ne condamne pas ces représailles, se prononce contre une démission du gouvernement dont sa formation fait partie et agite le spectre de la guerre civile. En réaction, les manifestants affichent une solidarité sans faille dans tout le pays. Le 27, une chaîne humaine de près de 170 km relie les deux extrémités du Liban.
Le 29, sous la pression de la rue, Saad Hariri annonce la démission de son gouvernement. Sa déclaration provoque des scènes de liesse sur les places libanaises. C’est la première grande victoire du mouvement de contestation.
Aoun met le feu aux poudres
Les jours suivants, les vivats de la foule ont laissé place à l’incertitude. Les banques et institutions publiques rouvrent leurs portes, suivies des écoles et universités. Mais les étudiants refusent d’entrer en cours et reprennent le flambeau des. sits-in et des blocages des routes et des institutions. Les manifestants privilégient les actions ciblées à effectif réduit contre des symboles de la corruption.
Le 3 novembre, des milliers personnes investissent massivement les rues, en soutien au président Michel Aoun. En réaction, plusieurs dizaines de milliers de manifestants affluent sur les places publiques, réclamant la chute du régime.
Le 12, le chef de l’Etat, qui a déjà pris la parole à deux reprises, se prononce en faveur d’un gouvernement « techno-politique », alors que la rue réclame un cabinet de technocrates. Une phrase en particulier provoque un tollé. « Si, au sein de l'Etat, il n'y a personne qui leur (les manifestants) convient, qu'ils émigrent », lâche le président.
Aussitôt, le mouvement contestataire s’enflamme provoquant le blocage de plusieurs axes routiers du pays. Un homme, Ala’ Abou Fakr, est tué par balle dans le secteur de Khaldé au sud de Beyrouth. Il devient le « martyr » de la révolution.
Le lendemain, des milliers de protestataires investissent la route en direction du palais de Baada réclamant la démission du président Aoun. Dans le même temps, les tensions se cristallisent à Jal El Dib. Un tireur pro-Aoun ouvre le feu sur la foule, avant d’être passé à tabac par les manifestants.
Après l’épisode Safadi, l’incertitude totale
Dans la nuit du 14 au 15 novembre, le nom de Mohammed Safadi ressort de négociations entre les différents partis politiques majoritaires. La nomination est risquée puisque l’individu n’incarne aucun changement aux yeux des manifestants. Jeudi soir, des manifestants se rassemblent devant le domicile de Safadi à Tripoli. Le lendemain, malgré la pluie, des dizaines de protestataires ont tenu un sit-in devant l’immeuble où il réside à Clémenceau-Beyrouth. L’ancien ministre, proche de Saad Hariri, est donc largement rejeté avant l’ouverture des consultations parlementaires.
Samedi soir, Mohammad Safadi se retire de la course, et affirme son soutien à Saad Hariri pour diriger le prochain gouvernement, comme les anciens Premiers ministres du pays encore en vie. L’équation semble insoluble. D’un côté, Hariri refuse de présider un gouvernement « techno-politique », comme le souhaiteraient le Hezbollah, Amal et le parti aouniste. De l’autre, le Hezbollah, Amal et le CPL refusent la formation d’un cabinet technocrate, sans représentants politiques, comme le souhaiterait Hariri.
Sans un accord de la majorité sur les contours du prochain gouvernement, le président Aoun ne fixera pas de date pour les consultations parlementaires.