Un duo d’ethnologues franco-thaïlandais a emboité le pas des minorités montagnardes et propose jusqu’au 17 novembre à l’Alliance Française de Bangkok un parcours santé photographique sur les sentiers du nord de la Thaïlande, à travers une sélection d’images inédites organisées en ateliers dynamiques. L’occasion d’en finir avec les idées reçues qui émaillent les brochures touristiques et façonnent les préjugés dans un pays peuplé de milliers d’autochtones "sans-papiers"
Amateurs de cartes postales figées dans un folklore sirupeux, passez votre chemin… Les images exposées jusqu’au 17 novembre dans les nouveaux locaux de l’Alliance Française de Bangkok, avant de gagner Phuket, sont chargées de sens, car leurs auteurs connaissaient bien leur sujet. Ces voyageurs éclairés, missionnaires ou anthropologues ont arpenté les sentes escarpées du nord du royaume bien avant la mode des "trekkings". Leurs regards croisés forment un fonds unique : plus de 60.000 photographies capturées depuis le début des années 1950 et conservées aujourd’hui à l’université de Chiang Mai. Un trésor progressivement constitué après la Seconde Guerre mondiale, car le nord de la Thaïlande est alors demeuré accessible contrairement aux régions du Vietnam ou de Birmanie longtemps privilégiées par les anthropologues avant que les soubresauts de la décolonisation et des conflits indochinois n’en rendent l’accès périlleux, voire impossible. Olivier Evrard et Prasit Leepreecha (1) ne se sont pas contentés de picorer patiemment parmi ces précieux ingrédients. Avec une remarquable économie de mots, ils ont concocté un scénario qui donne à voir autant qu’à comprendre.
Hors des sentiers battus
En intitulant l’exposition "Sentiers battus", les chercheurs promoteurs affichent leur démarche : relever les traces laissées par leurs prédécesseurs. Ils jouent également de l’expression "Hors des sentiers battus", car il s’agit de démanteler l’image fantasmatique des minorités ethniques… Ces charmants villageois si gracieusement authentiques dans leurs tenues colorées qui contribuent largement à l’attrait du tourisme en Thaïlande bien qu’ils représentent moins de 2 % de la population du royaume (2).
Karens, Lawas, Akhas, Lisus, Lahus, Hmongs, Miens, Luas, sont commodément rangés dans la catégorie fourre-tout des "minorités" où les mêmes clichés leurs sont appliqués sans discernement. Ainsi sont-ils souvent perçus comme des immigrants récents. Si Hmongs et Lahus ont certes beaucoup bougé en l’espace d’un siècle, Lawas et Karens sont par exemple installés depuis plusieurs siècles dans la région de Chiang Mai. Mieux encore ; leur relatif isolement couplé avec une démographie modeste les a souvent préservés des migrations imposées aux habitants des plaines par les grandes vagues d’invasion birmanes.
Pas plus nomades qu’autarciques
Leur supposée autosuffisance ne résiste pas plus à l’examen. Le travail des Lawas dans les mines de fer ou celui des réputés cornacs Karens dans l’industrie du tek au XIXe siècle en témoignent. Qu’il s’agisse encore du commerce de l’opium autrefois ou des productions agricoles actuellement, les montagnards ont toujours participé à l’économie mondiale avec le concours efficace d’intermédiaires chinois qui les approvisionnaient en retour de produits divers. Aujourd’hui certains grossistes chinois s’adaptent d’ailleurs à la nouvelle économie du tourisme et constituent à bon compte des escouades de vendeurs ambulants. C’est ainsi que les plaisanciers goûtent au spectacle baroque des Akhas arpentant les rivages de Phuket en tenue de cérémonie pour écouler souvenirs et toutes sortes de babioles fabriquées à la chaine.
"Ils n’ont jamais vécu en autarcie même si leur dépendance vis-à-vis de l’extérieur a sans doute progressé", souligne Olivier Evrard. Cette emprise croissante de l’économie de marché contribue d’ailleurs à l’émergence d’une tendance nouvelle. Depuis longtemps, les jeunes hommes se consacrent un temps aux travaux saisonniers dans les plaines afin d’acquérir un statut et fonder une famille. L’habitude perdure, mais ce sont maintenant les jeunes filles qui s’éloignent en plus grand nombre des villages pour travailler par exemple dans les usines de céramique de Lampang où précision et patience sont appréciées. Plus dignes de confiance que les garçons, elles sont en mission pour les familles qui ont foi dans leur persévérance. Une réputation si solidement établie qu’elles sont considérées comme de véritables locomotives familiales — au point d’être littéralement qualifiées de "tracteurs" dans les villages. Ces qualités sont cruciales lorsqu’il s’agit de réunir et de préserver les sommes nécessaires aux dépenses d’urgence de plus en plus pressantes aujourd’hui.
Autochtones sans-papiers
Reste que ces travaux saisonniers ne sont pas ouverts à tous. Les déplacements de nombreux montagnards sont encore restreints faute de papiers d’identité adéquats. Sans documents attestant de leur lieu de naissance ou de leurs origines, ils se heurtent aussi souvent aux préjugés encore solidement ancrés dans l’esprit de certains fonctionnaires chargés des procédures de validation de la nationalité thaïlandaise. Les fantasmes sur l’ancienneté ou l’itinérance conditionnent d’autant plus la suspicion que les zones montagneuses frontalières sont dans le collimateur des services de l’État engagés dans une guerre sans fin contre le trafic de stupéfiants.
Ainsi le statut de "sans-papiers" entrave très concrètement le devenir de certains collégiens doués qui ne peuvent voyager librement au-delà des limites de leur district. Autant d’embuches supplémentaires pour poursuivre des études supérieures et afficher des ambitions professionnelles (cf Unicef). En outre, plus de 150.000 personnes encore dépourvues de nationalité n’ont pas accès aux prestations de santé assurées par l’État, selon l’universitaire Pongsadhorn Pokpermdee. "Ils sont vraiment Thaïlandais. Ils sont simplement dans l’attente des procédures de vérification. Dans l’intervalle ils sont en droit de bénéficier des prestations médicales gratuites, comme les autres Thaïlandais" (cf Bangkok Post).
Sans carte d’identité, le droit de vote est aussi exclu. Aucun membre des minorités ethniques ne siège d’ailleurs dans une assemblée nationale où les descendants d’immigrants chinois sont eux majoritaires, bien que leurs familles soient souvent plus récemment installées en Thaïlande que les Lawas ou certains Karens.
E.D. (http://www.lepetitjournal.com/bangkok) 1er novembre 2013
Exposition "Sentiers battus", du 31 octobre au 17 novembre dans les nouveaux locaux de l’Alliance Française de Bangkok 179 Thanon Witthayu, Lumpini, Pathum Wan.
Plan d’accès aux nouveaux locaux
À Phuket, du 27 novembre au 21 décembre à l’université Prince of Songkla.
Puis de nouveau à Bangkok du 16 janvier au 31 janvier 2014 à la Siam Society, MRT, BTS Asoke.
(1) Olivier Evrard est ethnologue à l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD). Il mène depuis 1994 des enquêtes de terrain dans les zones montagneuses du nord de la Thaïlande et du Laos. Depuis 2005 il collabore avec Prasit Leepreecha, ethnologue au Center for Ethnic Studies and Development de l’Université de Chiang Mai. L’exposition a notamment bénéficié d’un financement de l’IRD dans le cadre du programme de recherche SEATIDE ("Intégration en Asie du Sud-est. Trajectoires d’inclusion, dynamiques d’exclusion") dont l’originalité consiste à s’appuyer sur des acteurs locaux (http://www.lepetitjournal.com/bangkok/communaute/actualite/139205-recherche-l-europe-veut-se-mettre-dans-la-peau-des-pays-d-asie-du-sud-est).
(2) Les groupes ethniques représentaient une population d’environ 1 million de personnes selon une enquête menée conjointement en 2002 par l’UNICEF et les agents thaïlandais du Service du développement et de la protection sociale dans les 20 provinces du nord. Dans la province frontalière de Mae Hong Son ils constituent plus de 50 % de la population.