Piyabutr Saengkanokkul, chargé d’enseignement en droit public à la faculté de droit de l’Université de Thammasat, est membre du groupe Nitirat. Agé de 32 ans et ayant étudié en France pendant 8 ans, où il a obtenu un doctorat en droit public de l’Université de Toulouse, il expose l’analyse du groupe Nitirat ("le droit au service du peuple") sur le crime de lèse-majesté prévu par l’article 112 du Code pénal.
LePetitJournal.com - Que dit le groupe Nitirat sur l’article 112 du code pénal thaïlandais ?
Piyabutr Saengkanokkul - Le droit à la liberté d'expression constitue, dans une société démocratique, un droit indispensable. C’est la raison pour laquelle toute restriction à ce droit ne peut être que strictement limitée et fondée sur une nécessité impérative. Ce n’est manifestement pas le cas de la restriction prévue par l’article 112 du code pénal, qui, dans sa forme actuelle, est issu d’un décret-loi de 1976 pris à la suite d’un coup d’état. Plusieurs critiques sont formulées par le groupe Nitirat. La place de ce texte dans la structure du code pénal est erronée, puisqu’il figure dans une section du code relative à la protection de la sécurité du royaume, qui n’a rien à voir avec la protection du roi contre la diffamation ou les insultes. La sanction prévue par l’article 112 (de 3 à 15 ans d’emprisonnement) est disproportionnée par rapport à la nature du délit et au but recherché. L’infraction qu’il prévoit manque de précisions, ce qui rend ce texte potentiellement applicable à tout type de propos concernant le roi, en violation du principe de la légalité des peines et des délits. L’article 112 ne prévoit ni excuse de bonne foi, ni excuse de vérité, alors que de tels motifs d’exonération sont toujours prévus dans un texte sur la diffamation et que leur absence aboutit à rendre illégal une critique, une opinion ou un propos utile au débat d’intérêt général dans un régime démocratique. Toute personne peut porter plainte pour le crime de lèse-majesté, alors que la norme internationale, s’agissant des délits d’insultes et de diffamation, est que seule la victime ou le procureur ont le pouvoir de porter plainte. Son utilisation pratique est critiquable : ce texte est de plus en plus utilisé à des fins politiques et fait l’objet d’un nombre excessif de poursuites pénales, qui vont à l’encontre de sa finalité. Dernier point : l’article 112 est contraire au droit international. Le royaume a ratifié le Pacte des droits civils et politiques de 1966 et ce texte prévoit le respect des principes de légalité, de liberté d’expression et de proportionnalité. Ces principes relèvent d’ailleurs maintenant du droit international coutumier et s’imposent à tous les Etats. Le comité des droits de l’homme de l’ONU s’est d’ailleurs exprimé en octobre 2011 sur l’article 112 en indiquant que cet article était excessif.
Vous critiquez l’article 112, mais que proposez-vous ?
Depuis mars 2011, le groupe Nitirat propose d’abroger cette disposition sous sa forme actuelle et de la réécrire, pour la rendre plus conforme aux standards internationaux et aux principes juridiques. Nous proposons d’insérer cette disposition dans une nouvelle section du code pénal, intitulée "Des atteintes à la réputation du roi, de la reine, du prince héritier et du régent". Ce nouveau texte fera une distinction entre les insultes et la diffamation, les peines étant moins sévères pour cette dernière. Il fera également une distinction entre la protection légale du roi et celle de la reine, du prince héritier et du régent, afin que les pénalités soient moins sévères pour des infractions commises contre ces derniers. Il ne prévoira aucune peine minimale et limitera la peine maximale à une durée de deux ans d’emprisonnement ou à une amende de 50.000 bahts. Seront mentionnés des moyens de défense au fond comme la bonne foi de propos tenus en vue de favoriser un débat d’intérêt général normal pour un régime démocratique et comme la vérité de propos tenus sur des faits établis. Il indiquera que le droit de dénonciation du crime de lèse-majesté n’appartient qu’au bureau de la maison royale.
Que pensez-vous de la décision de la Cour constitutionnelle du 10 octobre 2012 qui valide l’article 112 du code pénal en le déclarant conforme à la constitution ?
Permettez-moi d’abord une réponse d’ordre général. Le groupe Nitirat fait le constat que les décisions rendues par les juges constitutionnels après le 19 septembre 2006 ont finalement abouti à valider le coup d’état et toutes les normes juridiques qui ont été adoptées par le pouvoir issu de ce coup d’Etat. Il s’agit d’une situation d’instrumentalisation du droit à des fins politiques. Nous avons toujours critiqué dans nos commentaires de jurisprudence cette réalité. Notre analyse se vérifie une nouvelle fois. Force est de constater que les juges constitutionnels ont fait un usage du droit aux fins d’élimination de certains membres de la vie politique et qu’ils sont imprégnés d’idéologies royaliste et militaire. Au lieu de rester un instrument autonome de régulation de la société, le droit a été mis au service du jeu politique et de la protection de certaines élites. Trois exemples flagrants de cette réalité peuvent être cités : la décision de mai 2007 qui ordonne la dissolution du parti Thai Rak Thai, en violation du principe de non-rétroactivité d’une loi prévoyant de lourdes sanctions pénales ou administratives ; la décision de septembre 2008 d’interdire au Premier ministre Samak de continuer à exercer ses fonctions en violation de la règle de l’interprétation stricte des sanctions et du principe de proportionnalité ; la décision de décembre 2010 ordonnant la dissolution du Palang Prachachon, parti successeur du Thai Rak Thai, en violation des droits de la défense et du respect du contradictoire mais également du principe de proportionnalité. La décision du 10 octobre 2012 sur l’article 112, rendue dans le cadre d’une procédure engagée contre l’éditeur Somyot Prueksakasemsuk, montre une nouvelle fois que la Cour constitutionnelle n’a pas hésité à se mettre au service d’une élite politique royaliste, oubliant que son rôle était de s’en tenir aux règles de l’Etat de droit.
Que dit la Cour constitutionnelle ?
Quatre moyens juridiques étaient avancés. L’article 112 viole le principe de légalité, garanti par l’article 3 de la constitution, en ce qu’il prévoit une limitation de la règle de la liberté sans fournir un cadre juridique précis. Il est contraire à l’article 8 de la constitution, qui fait du roi une personne sacrée et inviolable, mais sans interdire les propos relatifs au Roi. Il viole le principe de proportionnalité, garanti par l’article 29 de la constitution, en ce que la peine prévue est disproportionnée par rapport aux faits interdits. Et enfin, il est contraire à la liberté d’expression, garantie par l’article 45 de la constitution. La Cour rejette les moyens et son raisonnement est le suivant. Il existe bien un lien entre l’article 8 de la constitution relatif à l’inviolabilité de la personne du roi et l’article 112 du code pénal. La Cour rappelle que l’article 8 est essentiel au fonctionnement de la monarchie constitutionnelle : comme le roi n’a pas de pouvoir effectif, il est logique qu’il soit irresponsable politiquement et inviolable sur le plan juridique. Le groupe Nitirat est bien sur d’accord avec cette première partie du raisonnement. Mais la Cour en déduit que l’article 112 est la déclinaison en droit pénal du principe constitutionnel d’inviolabilité. Ceci est pourtant faux. La plupart des monarchies constitutionnelles fonctionnent avec un monarque dont la personne est inviolable mais sans dispositif pénal de cette nature. Les deux éléments sont bien distincts et sans lien direct. Pour justifier sa démarche, la Cour réécrit l’histoire du royaume, dans une sorte de "roman" qui magnifie la monarchie, le roi actuel, son action auprès du peuple. Cette histoire particulière, l’action hors du commun du roi au service du pays, l’adoration dont il fait l’objet par le peuple, sa "sacralité" justifieraient qu’un texte spécial, exceptionnel, soit adopté et que ce texte soit sévère envers ceux qui critiquent la monarchie. La Cour déclare également que le principe de proportionnalité n’est pas violé pour la même raison. De même, pour la Cour, le crime de lèse-majesté est bien un atteinte à la sécurité du royaume, car il s’agit d’une atteinte à la moralité publique. Toucher au roi est toucher au cœur des Thaïlandais et donc à l’affectivité du peuple. Enfin, si l’article 112 est bien une restriction à la règle de la liberté d’expression, cette atteinte constitue une restriction raisonnable, conforme à cette « sacralité ». Il est dès lors logique que le droit commun de la diffamation ne soit pas applicable à la situation du Roi. On le voit : il n’y a aucun raisonnement juridique. Il s’agit d’une pétition de principe.
C’est-à-dire ? Que pensez-vous de ce raisonnement ?
Le roi de Thaïlande est peut-être différent des autres monarques constitutionnels en ce sens qu’il a fait de bonnes choses et est très apprécié. Mais cela ne justifie pas le maintien de ce texte, qui empêche tout débat. Si la monarchie a fait de bonnes choses, c’est un fait. Et comme tout fait, il doit pouvoir être discuté, débattu comme cela est le cas dans toutes les démocraties dignes de ce nom. Ce qui n’est pas le cas actuellement en Thaïlande. Ce raisonnement illustre parfaitement à quel point l’idéologie royaliste a imprégné la magistrature du pays. La Cour aurait pu invoquer des raisons juridiques pour justifier de la constitutionnalité du texte. Elle ne l’a même pas fait et s’est contentée de déclarer son amour du roi. C’est aussi cela qui est inquiétant, au-delà de l’article 112. Il y a en Thaïlande une façade de droits de l’homme, d’Etat de droit, de libertés, de démocratie. Mais c’est bien une façade. Car derrière, les idéologies royaliste et militaire dominent et les juges sont tétanisés. Pour les accusations de lèse-majesté, il y a bien eu quelques décisions de relaxe ou avec de faibles peines : mais c’est parce que dans ces cas-là, l’accusation manquait de preuve, comme dans le cas Surapak Puchaisaeng sur Facebook ou un paysan de Roi Et dans la maison duquel avait été trouvé des documents - faute d’être capable de prouver que ces documents lui appartenaient -. Il n’y a jamais eu de relaxe pour des motifs tenant au caractère excessif du texte.
Qu’est devenue votre pétition déposée au Parlement ?
Avec le soutien de journalistes, d’artistes, d’intellectuels mais aussi de citoyens ordinaires, nous avions lancé en mars 2011 une campagne pour déposer au Parlement, dans le cadre du droit constitutionnel de pétition, une proposition de loi visant à réformer l’article 112. Nous avons recueilli près de 30.000 signatures et les avons déposées au bureau du président du Parlement en mai 2012. Mais le président du Parlement, Somsak Kiatsuranond, a écarté notre pétition au motif que celle-ci ne porte pas sur la liberté et les droits fondamentaux et donc que cela ne peut pas entrer dans le champ d’application du droit de pétition. Cette décision est une nouvelle fois incompréhensible sur le plan juridique. Une loi pénale, par définition, limite la liberté et concerne les droits fondamentaux. Comment peut-on sérieusement soutenir le contraire ? En réalité, Somsak a peur que l’on accuse le Parlement, à travers une éventuelle réforme de l’article 112, d’être contre la monarchie. Nous allons déférer cette décision au juge administratif en lui demandant de l’annuler. Par ailleurs, nous allons continuer à mobiliser l’opinion publique. Le système actuel du pouvoir est bloqué : juges, militaires, haut fonctionnaires, personnel politique etc. Tous s’entendent pour maintenir le statu quo. Il n’y aura pas d’initiative de leur part, sauf s’il est prouvé à leurs yeux que l’article 112 nuit à la monarchie et au système. Ce n’est pas le cas actuellement. Les changements ne peuvent donc venir que de l’extérieur : la société civile, les ONG, les universitaires, la communauté internationale. L’opinion publique thaïlandaise est très peu informée sur le sujet par les médias télévisuels ou écrits. Par exemple, elle ignore totalement que la communauté internationale est hostile à l’article 112. A nous de l’informer.
Le débat autour de la loi de lèse-majesté s'était enflammé l'an dernier après la mort en prison d'un grand-père condamné à 20 ans pour quatre sms jugés insultants envers la monarchie. Un dossier devenu un symbole de la lutte pour la liberté d'expression.
Ghislain POISSONNIER (http://www.lepetitjournal.com/bangkok.html) jeudi 24 janvier 2013