L’enquête sur la tuerie de Korat met en lumière des pratiques inappropriées mais néanmoins courantes au sein de l’armée thaïlandaises que son chef a promis d’éradiquer
La folie meurtrière du militaire thaïlandais qui a tué 29 personnes le week-end dernier aurait eu pour déclencheur un litige autour d’une transaction immobilière impliquant son officier supérieur, selon les premiers éléments de l’enquête, levant le voile sur les relations commerciales et financières plus ou moins obscures qui peuvent exister entre les personnels de l'armée dans un pays qui sort de cinq ans de régime militaire.
L'armée, dont les deux derniers coups d'État ont eu lieu en 2006 et 2014, exerce un pouvoir extraordinaire en Thaïlande, proclamant ses vertus de discipline et d’intégrité pour justifier les renversements répétés de gouvernements formés de politiciens élus qu'elle juge pervertis et corrompus.
Le chef de l'armée thaïlandaise a promis cette semaine d'enquêter sur tous les aspects de l’affaire de Korat et a d'ores et déjà reconnu le contexte problématique et relativement répandu des transactions inappropriées entre des officiers de l'armée et leurs subordonnés, promettant de mettre fin à ce genre de pratiques.
Le sergent-major Jakrapanth Thomma était venu rencontrer son commandant et la belle-mère de ce dernier, samedi, pour régler un différend lorsqu'il a ouvert le feu, les tuant tous les deux. Il s'est ensuite lancé dans une virée meurtrière aveugle, passant par sa caserne, un temple bouddhiste et un centre commercial, tirant sur les véhicules et les passants jusqu'à ce que les forces de sécurité ne le neutralisent dimanche matin en l'abattant.
Quelques heures auparavant, le forcené avait posté un message sur Facebook dénonçant les personnes qui s’enrichissaient sur le dos des autres en utilisant la tromperie. "Pensent-ils qu'ils pourront dépenser l'argent en enfer?", disait la fin de son message.
Quand les militaires font des affaires
Le fait que les militaires interviennent dans les milieu d'affaires fait quasiment partie de la tradition en Thaïlande et il n’est un secret pour personne que certains officiers font régulièrement des affaires pour leur propre compte voire gèrent des entreprises.
"Il est assez courant que des officiers supérieurs de l'armée soient impliqués dans l'immobilier, en particulier dans les zones rurales de Thaïlande”, explique Paul Chambers, expert politique à l'Université Naresuan dans le nord de la Thaïlande.
L'armée est l'un des plus grands propriétaires fonciers dans certaines provinces, contrôlant des bases très vastes qui sont parfois de vraies petites villes.
"De nombreux officiers sont tentés de compléter leurs maigres salaires avec de l'argent qu'ils peuvent gagner facilement en mettant à profit les avantages militaires eu égard à l'immobilier", souligne Paul Chambers.
La discipline militaire est régulièrement mise en avant par le Premier ministre Prayuth Chan-O-Cha, qui a mené le dernier coup d'État en 2014 et a fait tout son possible pour conserver le pouvoir l’année dernière, ouvrant la voie de la victoire au parti pro-armée Palang Pracharat lors d'une élection dénoncée par les partis d'opposition comme ayant été pipée pour permettre de cimenter l'influence de l'armée.
Un important parti d'opposition, Anakot Mai (ou Future Forward Party), critique ouvertement l'influence militaire dans les affaires politiques du royaume, plaidant pour une modification de la Constitution rédigée par l'armée, la fin au service militaire et une réduction du budget de l'armée.
Arnaqués par leurs supérieurs
Le chef de l'armée, le général Apirat Kongsompong, a déclaré qu'il mettrait en place une ligne directe pour permettre aux soldats ayant le sentiment d’être exploités par des officiers supérieurs de se plaindre en haut lieu.
"La cause et la raison ayant mené à cet incident est l'injustice dont [le tueur] a fait l'objet de la part de son commandant et des proches [de ce dernier]", a déclaré Apirat Kongsompong lors d'un point presse mardi.
Il a également reconnu que des officiers exploitaient à des fins personnelles un système de prêts au logement militaire et de programmes de protection sociale.
"Je suis au courant de cela et je veux assurer qu'au cours des trois prochains mois, certains généraux et colonels perdront leur emploi", a-t-il déclaré.
Tous les détails de la transaction en cause dans la tuerie ne sont pas connus, mais il semblerait qu’elle implique l'achat d'une maison, négociée par la belle-mère de son commandant, le colonel Anantharot Krasae.
La police a déclaré à Reuters que Jakrapanth Thomma estimait que la belle-mère de son commandant lui devait 50.000 bahts (1.475 euros), mais le mari a déclaré qu'elle avait déjà donné l'argent à un agent qui n'avait pas transféré la somme au sous-officier. Les membres de la famille n'ont pas répondu aux sollicitations de Reuters.
Cependant, l'avocat Atchariya Ruangrattanapong, a indiqué que le différend pourrait porter sur une somme plus importante – 375.000 bahts (11.000 €) - et a déclaré qu'il avait été approché depuis la fusillade par 20 autres membres de l'unité de Jakrapanth se plaignant du même litige.
"Outre ce groupe, j'ai été informé qu'il y a des centaines d'autres soldats victimes de ce genre d’arnaque", a ajouté l’avocat.
«Royaume en vase clos»
Le porte-parole du ministère de la Défense, Kongcheep Tantrawanit, a reconnu les informations selon lesquelles des officiers auraient profité de traitements de faveur, mais a déclaré qu'il s'agissait d'un problème endémique de la société thaïlandaise.
"Tout cela est un problème permanent auquel non seulement l'armée mais aussi le gouvernement est confronté", a déclaré Kongcheep.
Mais le manque de transparence au sein de l'armée facilite l'exploitation du système, souligne Anusorn Unno, professeur à l'Université de Thammasat. "L'armée est comme un royaume en vase clos", ajoute-t-il.
"Ceux ayant des grades supérieurs ont l'avantage en affaires dans ce système en vase clos."
Le Bangkok Post a déclaré dans un éditorial que les transactions personnelles douteuses n'étaient que "la partie emergée de l'iceberg" insistant sur le fait que le budget militaire devrait être soumis à des audits indépendants, au lieu des audits internes établis par la dernière junte au pouvoir.
"Si elle n’autorise pas des audits externes plus poussés, l'armée risque de couver des activités de plus en plus louches."