"Nouvelle normalité" avez-vous dit ? À long terme, quels pourraient être les risques de vivre dans un monde où tout est désinfecté en permanence, ou l’on se tient à distance de son prochain ? Trois médecins français en Thaïlande apportent leur point de vue.
Pour lutter contre l’épidémie du coronavirus, une série de gestes barrières a été mise en place : port du masque, nettoyage des mains, utilisation de gel hydroalcoolique, désinfection des lieux publics, distanciation physique, etc. Autant de nouvelles habitudes prônées par les autorités et les experts scientifiques pour permettre un retour à la vie normale en attendant de trouver de meilleurs moyens d’éviter une nouvelle flambée épidémique de Covid-19.
Dès lors, se pose la question de savoir si un excès d'hygiène sur le long terme ne pourrait pas avoir des conséquences sur notre système immunitaire, notre environnement ou nos comportements sociaux.
Face à l’ampleur de la pandémie qui a infecté plus de 4 millions de personnes dans le monde et seulement 3.033 personnes en Thaïlande et au caractère exceptionnel des mesures mises en place au niveau international, la réponse à ces questions n’est pas si simple.
“Je pense que nous sommes dans l’inconnu”, estime le Docteur Nicolas Durier, ancien de Médecins Sans Frontières et fondateur de l’entreprise sociale Dreamlopments qui vient en aide aux communautés de migrants à Mae Sot. “Notre peau est couverte de milliards de micro-organismes (bactéries, fungus etc.) essentiels à notre équilibre biologique et là, nous introduisons des mesures de stérilisation qui peut-être pourraient avoir un impact sur cet équilibre”, ajoute-t-il.
Pour le Docteur Gérard Lalande, vivre dans une bulle aseptisée ne peut s’envisager sur le long terme. “En particulier avec des gels hydroalcooliques, certains sont un peu agressif et des personnes pourraient se retrouver avec des problèmes dermatologique”, explique le médecin français basé à Bangkok, directeur de la société CEO Health et auteur d’un livre sur les problèmes de santé spécifiques à l’Asie.
Les médecins rappellent également qu’il est préférable de se laver les mains au savon, une méthode moins agressive, plutôt qu’avec un gel désinfectant et de ne garder ce dernier que lorsqu’il n’y a pas de point d’eau à proximité ou dans les magasins quand le personnel à l’entrée ne vous laisse pas le choix.
Risques et bénéfices
“Le côté hygiéniste, s’il est poussé à l’extrême, pendant trop longtemps et sur des grandes populations, peut avoir des conséquences sur l’immunité générale, mais ce n’est pas aussi simple que cela”, explique François Nosten, professeur en médecine tropicale pour le SMRU (Shoklo Malaria Research Unit) Thailand. “L'hygiène dans les pays développés a considérablement augmenté au fil du temps, cela a permis une réduction importante de la mortalité et de la morbidité due à des maladies infectieuses, c’est le côté positif.
Sur le côté négatif, il y a des hypothèses qui suggèrent que l’augmentation de l’asthme ou des allergies chez les enfants serait une des conséquences de cet hygiénisme. Ce n’est qu’une hypothèse qui n’est pas encore prouvée. En fait, c’est surtout une question d’équilibre entre les risques et les bénéfices : vaut-il mieux être exposé à tous les pathogènes et s’immuniser tout en laissant des gens mourir ou vaut-il mieux contrôler l’exposition à ces agents pathogènes en prenant des mesures d’hygiène”, indique le professeur.
À l’heure actuelle, il n’existe pas d’études analysant les effets d’un excès d’hygiène à grande échelle et sur de longues périodes.
Dans le cadre des mesures mises en place pour lutter contre l’épidémie de Covid-19, le professeur Notens estime que les mesures s’atténueront avec le temps et surtout à partir du moment où les coûts seront plus importants que les bénéfices. “Toutes ces mesures ont un coût, je pense qu’à un moment donné cela va s’arrêter, comme pour le SRAS. Quand le SRAS a disparu, les mesures qui avaient été mises en place dans les aéroports et les grands magasins se sont relâchées. Dans le cadre du Covid-19, est-ce que cela va être long ? Quelles seront les conséquences ? Personne ne le sait”, souligne-t-il.
Pour le moment, le moins que l’on puisse dire est que les gestes barrières témoignent d’une efficacité en Thaïlande dans la lutte contre l’épidémie puisqu’à ce jour, le pays compte 3;033 personnes infectées et 56 décès depuis le mois de janvier.
Néanmoins, cette nouvelle normalité n’empêchera certainement pas la Thaïlande et le reste du monde de vivre de nouvelles épidémies. “Les gestes barrières ralentissent la propagation d’un virus mais ne l’arrêtent pas et rien de ce que l’on peut mettre en place nous empêchera d’avoir une nouvelle épidémie dans 3, 5 ou 10 ans. Les seules choses utiles sont le dépistage, le traçage et l’isolement des personnes infectées”, averti le professeur Notens.
Au-delà des risques liés au tout-aseptisé, le Docteur Durier pousse la réflexion un peu plus loin en questionnant l’impact à long terme des mesures de distanciation physique. “Les mesures de distanciation sociale sont compréhensibles mais quelque part sont dangereuses si elles restent en place pour longtemps. Je pense que ce sont surtout des mesures qui vont instiller la crainte de l’autre. Et puis toutes ces règles, avec les marques au sol pour bien nous conditionner à rester à notre place, c’est faire de nous des petits robots avec à la clé une réduction importante de la réflexion des gens sur ces comportements sociaux parce qu’on nous fait croire que c’est pour notre bien”.