Les Bouddhistes thaïlandais sont parmi les donateurs les plus généreux au monde. Quelque 120 milliards de bahts seraient ainsi perçus chaque année par les 38.000 temples du royaume. Mais derrière ce chiffre pharaonique se cachent des pratiques douteuses de collecte et de gestion dans des lieux où Bouddhisme va de pair avec mercantilisme. La junte au pouvoir, qui a juré de faire rimer bonheur avec retour aux valeurs morales, a pris l'affaire en main
Des coupures glissées en pagaille dans les urnes des temples aux chèques à plusieurs zéros signés par des hommes d'affaires, les moines bouddhistes de Thaïlande sont critiqués pour leur mercantilisme.
Le temple Dhammakaya (prononcer 'Thammakaï') se distingue depuis le ciel de Bangkok: ce projet pharaonique est en constante extension, autour d'un bâtiment aux faux airs d'aéroport surmonté d'un dôme en forme de soucoupe volante.
Les jours de fête, des milliers de fidèles se pressent pour des cérémonies grandioses autour du moine Dhammachayo.
Mais depuis quelques semaines, ce temple réputé le plus riche de ce pays très majoritairement bouddhiste est acculé pour ses méthodes de collecte de dons et sa gestion: il se retrouve associé à un immense détournement de fonds organisé par le responsable d'une coopérative.
Scandales en série dans les temples bouddhistes
Le temple a accepté mi-mars de rendre près de 20 millions d'euros indûment versés par ce dirigeant. Le moine Dhammachayo espère ainsi échapper à la justice et aux accusations d'enrichissement personnel.
Ce scandale s'ajoute à une récente série d'affaires ayant éclaboussé jusqu'au prestigieux Wat Saket de Bangkok, connu des touristes sous le nom de "Golden Mount Temple", avec le détournement du budget colossal des funérailles du patriarche suprême.
Dans un pays pourtant habitué aux moines défrayant la chronique (le plus célèbre d'entre eux restant Wiraphol Sukphol, qui voyageait en jet privé), la junte s'est saisie du dossier, dans le cadre de sa campagne tous azimuts d'assainissement de la société.
L'affaire a réveillé le débat du contrôle des dons faits aux temples, qui tiennent leur comptabilité en toute opacité.
Paiboon Nittiwan, un homme politique conservateur qui fut très impliqué dans les manifestations ayant mené au coup d'Etat de 2014, a été mandaté pour présenter une loi en ce sens, suscitant déjà une levée de boucliers des moines.
Faire tenir des comptes aux moines
"Il s'agit de répertorier les biens des temples et de leur faire tenir des comptes", explique Paiboon à l'AFP.
Mais cette promesse de réformer le clergé bouddhiste laisse certains sceptiques, face à la puissance historique des moines dans le royaume. A cela s'ajoute une réelle frénésie pour les dons aux temples, qui font recette en Thaïlande, loin des urnes vides des églises d'Europe.
Selon une évaluation du National Institute of Development Administration (NIDA) de Bangkok publiée en 2014, les quelque 38.000 temples du royaume recevraient chaque année 120 milliards de bahts de dons (3,3 milliards d'euros).
La Thaïlande est l'un des pays les plus "généreux" au monde, selon le World Giving Index: en 2014, elle se classait 3e, derrière la Birmanie et Malte, avec 77% de sa population pratiquant le don d'argent à des organisations caritatives. Un classement tiré vers le haut par l'importance des dons aux temples bouddhistes, selon l'étude.
Au coeur des motivations des fidèles: l'amélioration de leur karma et de leur chance, dans cette vie mais aussi dans la prochaine.
Les supermarchés comptent des rayons impressionnants d'offrandes préemballées, robe jaune safran, café soluble ou savon. C'est une adaptation moderne de la tradition encore vive même à Bangkok de donner du riz aux moines qui, pieds nus dès l'aube, collectent de la nourriture de maison en maison.
"Cela soulage mon c?ur, renforce ma santé et c'est bon pour mes affaires", explique Sakorn Suker, commerçant rencontré dans un grand temple du centre de Bangkok, le Wat Hua Lumphong.
Urnes bouddhique en forme de juke-box
Il glisse un billet de vingt bahts (environ un demi-euro) dans une urne, ce qui lui donne droit à une bougie flottante en forme de fleur censée "porter chance". Les guirlandes de billets flottent au vent et des machines ressemblant à des juke-box, ornées d'une statue de bouddha, s'illuminent quand une pièce est glissée dans la fente.
Dans une pièce en verre climatisée au centre des diverses attractions, un moine sur un siège surélevé accueille ceux qui viennent remettre, à genoux devant lui, un don plus conséquent dans une enveloppe. Ils repartent avec un certificat leur octroyant une réduction fiscale.
"Les dons supposent un sacrifice. Sacrifier ses biens, sacrifier son argent, sacrifier son c?ur", explique le moine, Pra Maha Noppadom.
Certains s'offusquent de l'obsession des dons. Pra Maha Paiwan Warawunno, moine de 24 ans, virulent sur sa page Facebook contre cette dérive consumériste, y voit un dévoiement du v?u de pauvreté du Bouddha.
"Le bouddhisme est dominé par le capitalisme. Nous sommes devenus obsédés par l'idée de faire de l'argent" et les fidèles quant à eux cherchent "des réponses faciles", critique le jeune moine, rencontré par l'AFP dans un autre temple de Bangkok, le Wat Soi Thong.
"Dans ce pays aujourd'hui, l'avidité est promue. Un moine ne devrait même pas toucher à de l'argent", critique lui aussi Sulak Sivaraksa, intellectuel thaïlandais spécialiste du bouddhisme et fondateur de l'International network of engaged buddhism (INEB), proche du dalaï lama.
Reste pour l'heure aux adeptes d'un bouddhisme plus ascétique la voie des monastères des forêts, en retrait des villes et de leurs temples clinquants.
Avec AFP mardi 7 avril 2015