Les fans thaïlandais de K-pop déçus des organismes œuvrant contre l’expression politique des jeunes ont réorienté vers les tuk tuk et vendeurs de rue les budgets publicitaires dédiés à leurs idoles
Avant la pandémie de Sars-CoV-2, Samran Thammasa, chauffeur de "tuk tuk" à Bangkok, n'avait jamais entendu parler de la star K-pop Jessica Jung. Mais aujourd’hui, les fans thaïlandais de la chanteuse américano-coréenne lui permettent de survivre à la disparition des touristes étrangers, sa principale clientèle.
Si son triporteur vert ne transporte quasiment plus personne depuis plus d'un an, il a cependant réussi à gagner au cours des derniers mois environ 600 bahts (16 €) par mois pour afficher des publicités K-pop sur son véhicule.
"Pour la plupart des gens, ce revenu supplémentaire ne représente pas grand-chose, mais pour nous oui", dit-il en posant son regard sur une bannière de Jessica Jung.
Les conducteurs de tuk tuk à Bangkok sont parmi les plus durement touchés par la crise liée à la pandémie qui a ravagé le secteur du tourisme, l’un des piliers de l’économie thaïlandaise, et la plupart d’entre eux croulent aujourd’hui sous les dettes.
Samran gagnait environ 1.500 bahts (39 €) par jour en transportant des touristes étrangers dans Bangkok. Presque tout ce revenu a disparu car le nombre de visiteurs a chuté de 85% en 2020, et la baisse se poursuit en 2021, même si les autorités ont promis de lever les restrictions sanitaires pour les voyageurs de l’étranger sur tout le territoire d’ici la mi-octobre.
Changement de support publicitaire
Une aide inespérée est venue cette année d’une partie de la jeunesse thaïlandaise très mobilisée sur des sujets politiques et qui se trouve être fan de K-pop. Les jeunes se sont en effet promis de ne plus louer auprès des transports en commun les habituels espaces publicitaires pour célébrer les anniversaires de leurs idoles ou encore les lancements d'albums, préférant donner leur argent à des petites entreprises, dont les tuk tuk et les vendeurs de rue.
Au cours des derniers mois, les jeunes fans se sont mobilisés pour faire installer sur les emblématiques triporteurs de la capitale des encarts et bannières à l'effigie de leurs idoles K-pop préférées, à raison d'une bannière différente chaque mois, offrant ainsi une nouvelle source de revenus aux chauffeurs en difficulté.
Samran et bien d'autres conduisent aujourd’hui leur tuk tuk à travers Bangkok rendant gloire à une vedette K-pop différente chaque mois, et s'arrêtent pour laisser les jeunes fans prendre des photos et éventuellement effectuer une course, souvent avec un pourboire à la clé.
L'initiative a d’ores et déjà bénéficié à plusieurs centaines de conducteurs de tuk tuk. Il y aurait plus de 9.000 tuk tuk enregistrés à Bangkok, selon les données du gouvernement.
Forme d'expression politique
Cette nouvelle tendance trouve ses racines dans les manifestations antigouvernementales de l'année dernière qui ont réuni des dizaines de milliers d'étudiants appelant à la démission du Premier ministre Prayuth Chan-O-Cha – qui est arrivé au pouvoir pour la première fois lors d'un coup d'État militaire.
De nombreux fans de K-pop étaient eux-mêmes des manifestants et avait promis l'année dernière de cesser d'utiliser à grand frais les panneaux d'affichage des métros aérien et souterrain de Bangkok – une vieille habitude qu’avaient prise divers groupes de fans – après que ces derniers avaient fermer certains accès aux transports en commun pour empêcher les étudiants de rejoindre les sites de manifestation.
C’est alors que les fans ont commencé à imprimer des bannières -vinyle ou cartonnée- et à les proposer aux chauffeurs de tuk tuk dans les garages et dans la rue, réorientant ainsi leurs budgets publicitaires vers les personnes qui en ont le plus besoin.
"Il s’agit d’une forme d’expression politique disant que nous ne soutenons pas les capitalistes. Cela constitue un changement dans notre course à la réservation de panneaux d'affichage dans les métros aérien et souterrain. Désormais ce sont les tuk tuks", explique Pichaya Prachathomrong.
Stimuler le changement social
La jeune femme de 27 ans a elle-même levé 18.000 bahts (470 €) parmi les fans thaïlandais du "boys band" Super Junior en vue de promouvoir le nouvel album solo de Yesung, l’un des membres. Puis elle a recruté 13 tuk tuk via un nouveau service de réservation sur l'application de messagerie LINE, très prisée en Thaïlande.
Le service "Tuk Up", créé par Thitipong Lohawech, étudiant en deuxième année d'université, âgé de 21 ans, avait à l’origine pour but aider quelques dizaines de conducteurs qui louaient des véhicules dans le garage de sa famille. Mais aujourd’hui, il aide environ 300 conducteurs des quatre coins de Bangkok.
"Les fans redistribuent des revenus vers les gens de la base, cela contribue à stimuler le changement social et à soutenir l'économie", souligne le jeune Thitipong.
Les chauffeurs disent n’avoir pas vu grand-chose des aides gouvernementales de près de 1.000 milliards de baht (26 milliards d’euros), alors que les subsides ne sont pour la plupart accessibles que via une application de portefeuille mobile.
"Au moment où l'argent nous parviendra, nous serons quasiment morts", se lamente Pairot Suktham, un conducteur de 54 ans qui, comme beaucoup d'autres, n'a pas de smartphone.
"Les fans sont notre bouée de sauvetage et nous redonnent espoir pour continuer à nous battre."