Exarcheia, au cœur d’Athènes, lutte pour préserver son identité et son héritage de revendications politiques et sociales, alors que le quartier subit de profonds changements, entre gentrification et volonté de transformation portée par les autorités.


Les causes féministes, anarchistes ou sociales venues des quatre coins de l’Europe se retrouvent sur les étagères dépareillées. Biblio-café et « steki » (rendez-vous en grec), La Zone, conçu comme un lieu d’échange activiste, s’insère à merveille dans le voisinage d’Exarcheia, un quartier du centre-ville d’Athènes. Copropriétaire de La Zone, Nicolas Richen explique qu’il y a « toujours eu une vraie culture de la lutte ici », citant les cuisines solidaires mises en place dans le quartier pendant l’occupation allemande.
Des soulèvements étudiants de 1973, symbole de la chute à venir de la dictature des colonels (1967-1974), à la multiplication des squats pendant la crise migratoire qu’a connue la Grèce au début des années 2010, Exarcheia a été profondément marquée par des mouvances anarchistes ou alternatives.
Le quartier en affiche fièrement les couleurs. Les crépis et devantures de magasins sont couverts de graffitis revendicateurs, et les murs fraîchement repeints ne le restent pas longtemps. Parmi les inscriptions et dessins plus ou moins lisibles, l’intemporel « A » anarchiste se distingue. Le soutien aux luttes actuelles y est aussi largement exprimé, gentrification (« touristes, rentrez chez vous ») et soutien à la Palestine (« Libérez Gaza ») en tête.
Nicolas Richen déplore pourtant la perte progressive de cette identité subversive
« Depuis cinq ans, cet esprit de révolte s’est transformé, d’abord avec l’intervention du gouvernement, la répression policière et la fermeture progressive des squats et lieux de solidarité, puis l’arrivée de l’industrie du tourisme », continue-t-il. Il compte sur les doigts de sa main les lieux de rassemblement anarchistes qui subsistent encore. Il y a Notara 26, un squat auto-géré installé dans un ancien bâtiment de l’administration grecque depuis 2015, et qui aurait vu passer près de dix mille migrants. Ou encore K*VOX, espace de socialisation ouvert à tous sur la place Exarcheia, au centre du quartier, qui héberge aussi la formation politique et militante anarchiste Rouvikonas. Mais rien à voir, à en croire les sympathisants de ces mouvements, avec le bouillonnement d’il y a quelques années qui voyait punks et intellectuels de gauche se mélanger.
Ce qui a changé, c’est l’arrivée en 2019 de Kyriakos Mitsotakis à la tête d’un gouvernement conservateur
Il promet alors de « ne pas laisser ce quartier être un repaire d’illégalités, de fauteurs de troubles et de trafic de drogue ». Pour Yannis, cette intervention était d’ailleurs nécessaire. Son frère Spiros et lui ont repris le pressing de leur père et ils travaillent dans le quartier depuis trois décennies. « Il y a dix ans, on ne pouvait pas marcher ici. La drogue circulait partout, et on pouvait se faire agresser en plein jour », raconte Yannis. En décembre 2018, quatre-cents résidents envoient une lettre ouverte au gouvernement, dénonçant l’état de non-droit dans lequel se trouve Exarcheia.
Le retour de la police signe pour certains le début de la fin. Pour d’autres, c’est un soulagement, voire une aubaine. Les squats sont démantelés pour faire la place nette aux promoteurs immobiliers. Propulsé sur Airbnb, Exarcheia figure bientôt parmi les quartiers d’Athènes proposant le plus de logements destinés au tourisme et aux locations de courte durée. Comme tant d’autres quartiers européens, les prix des logements s’envolent (+17 % sur la seule année 2025), et sa population se transforme. Si Yannis reconnait qu’il faudrait sans doute limiter le nombre de logements mis sur Airbnb, il est plutôt heureux que cela « fasse venir du monde » ici.
Il faut dire qu’avec son emplacement central dans Athènes, son histoire et sa vie de quartier, Exarcheia plait
Les étrangers s’installent pour profiter des bars et restaurants, les touristes ajoutent le charmant marché du samedi matin à la liste de leurs visites, et les galeries d’art et boutiques branchées se multiplient. Certaines jouent même allègrement avec la dimension alternative d’Exarcheia. Le tour-opérateur Athens Local Adventures s’est ainsi mis à proposer une visite guidée, « douce anarchie », vite renommée face aux critiques acerbes.
Pothiti Kanellidi, une Grecque trentenaire aux cheveux et à l’anglais impeccable, a ouvert sa galerie d’art en 2023. Elle expose des œuvres chatoyantes, dérivées du street art, explique-t-elle, qui tranchent singulièrement dans l’ambiance locale. Mais pour elle, qui n’a senti aucune animosité à son égard en s’installant, ces œuvres sont « parfaitement compatibles avec l’ambiance du coin » - même si les touristes et étrangers sont ses principaux clients. Elle considère qu’un « quartier vivant est un quartier qui change ».
Ce n’est pas l’avis de tous les résidents. Certains se réorganisent désormais contre la marchandisation du quartier et sa gentrification, et contre les choix de la municipalité. La construction d’un arrêt de métro sur la place Exarcheia, décidée en 2019, en est l’un des symboles. Face à la colère des résidents bien décidés à l’obstruer, la municipalité a fait installer au début des travaux en 2022 des barrières en tôle hautes de plusieurs mètres, doublées d’un effectif constant de policiers anti-émeutes. Ni les barrières, ni les policiers n’ont quitté la place depuis. L’assemblée résidentielle « Pas de métro dans Exarcheia » dénonce une tentative de « dissolution du quartier », et la présence injustifiée de la police. Aux côtés d’autres assemblées, elle organise des manifestations, des sabotages ou des actions légales.
Non loin de la place principale où se joue l’avenir d’Exarcheia, une vitrine remplie de posters et d’objets en cuir. Néons modernes, boutique léchée. Au centre, un cadre fuchsia trône, on y lit « libérez Gaza ». Le même message que celui inscrit dehors à la va-vite avec une bombe dégoulinante, mais ici, il emprunte plus les codes d’Instagram qu’anarchistes. Un mélange des genres qui pourrait bien illustrer le changement profond à l’œuvre dans le quartier.
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