Cerises d'amour aux robes pareilles
Tombant sous la feuille en gouttes de sang
Mais il est bien court le temps des cerises
Pendants de corail qu'on cueille en rêvant
À chaque fois, de retour dans cette ville, je plonge dans une fable. Le processus de la dissolution de la réalité s’opère en quelques centièmes de seconde à peine. Imperceptible. Le réel se dilue, se dilate, se disperse et puis disparaît. Dissonances. Intruse, autre, étrangère et pourtant un des puzzles constituant cette irréalité. À chaque retour l’apprivoiser, la capricieuse, l’amoureuse. Accorder sa respiration à celle de la ville, retrouver son reflet, se rendre à la source des ressources.
Mes pas se dirigent involontairement vers la rue Grodzka, toujours un peu brumeuse dans la fraîcheur du soir. Un petit détour par Kanonicza, qui garde toujours son charme d’une des plus anciennes ruelles médiévales de la ville, et sous un regard curieux de douze apôtres de l’église Saints-Pierre-et-Paul, je continue à marcher comme une somnambule sur les quais de la Vistule qui, comme un ruban bleu, entoure le château de Wawel. J’ai l’impression d’entendre un appel hypnotique du quartier juif.
- Pourriez- vous m’allumer une cigarette ?
Drôle d’oiseau celui-là avec son chapeau, son pantalon à carreaux, deux paquets de cigarettes à la main.
- Vous étiez obligé de vous soûler à ce point ?
Je trouve une cigarette dans un troisième paquet et un briquet, lui fourre les deux paquets vides dans les poches, il y a un harmonica au fond, je le lui mets dans la main.
- Tenez-la ! Voilà ! - lui dis-je en allument la cigarette dans sa bouche. Maintenant, jouez-en pour moi !
Il me regarde le visage aux anges, il joue.
Reprenons…
À l’angle de la Place Nowy et de la rue Esther, dans la porte entrouverte de l’Alchimie, à travers les carreaux des vitres, la réalité s’égoutte tac, tac, tac. Coule parfois gluante comme la vodka cerise sur le rebord de mon verre. La savourer, comme cette vodka, comme chaque instant de l’éternité sans contours. Dans la salle amarante voisine, les visages sourient des murs. Les visages des Juifs. Les visages des morts. Le souffle de l’univers berce l’Alchimie dans un incessant mouvement. Revenant. Le temps est à la fois fluide et immobile. Le présent se déforme, dégonfle, décolle un peu par-ci, un peu par-là. Nonchalance du temps qui passe. S’effiloche. En sépia enfumé. Tu marches au milieu de la Place Nowy avec un ami. L’air légèrement malin, tu ne m’aperçois même pas. Une main dans la poche d’un pantalon à mi-mollet quelque peu drapé, ta veste entrouverte avec négligence et une cigarette dans l’autre main. Tes cheveux couleur de blé, gommés, tu regardes l’objectif, souriant. L’autre avec sa moustache, une petite touche mélancolique, pensif. Les gens derrière vous en redingotes, chapeaux melons. Ce devait être au printemps, qu’en penses-tu ? Il y avait de la lumière dans l’air, une sorte d’étrange luminosité des jours lointains. De mon coin, à la table d’acajou au fond, juste à côté de la porte de l’Alchimie je t’observe avec curiosité. Tu traverses la rue dans l’autre sens. Tu t’en vas. Si près et si loin à la fois. Les atomes du temps se dispersent et nous séparent. Vois-tu ? Grand-père…? Toi avec ton accordéon et tes cigarettes, moi avec mes vodkas et mon encre rouge. Si proches et si lointains. Les vieux murs de la place Nowy resteront témoins de tes jours heureux et de mes nostalgies. Dans la pénombre de l’Alchimie, les gouttes de la cire chaude des candélabres tombent, sèchent et se cristallisent en larmes éternelles. Le soupir du temps paresseux dans la porte entrouverte de ta vie.
Mais de nouveau la musique assez forte m’envahit, la bande sonore de Arizona dream, et ce gâteau aux cerises. L’atmosphère s’imprègne du parfum des cerisiers en fleurs. Putains de cerises, une obsession. Le sacre du printemps. La vodka est forte, lourde, puissante, rouge et sucrée comme Euphoria de Klein. La dévoration du temps et celle du gâteau fondant à la cerise de la vodka. Le présent au sirop cerise file et se répand sur la table d'acajou. Plouf, plouf, plouf.
Les molécules du temps en pétrification se densifient et nous nous retrouvons, toi et moi, ensemble, dans le laps d’un temps depuis longtemps révolu. Hors du monde, notre espace à nous deux, dans le vacillement de l’instant jamais vécu. Dans la démesure envoûtante d’un printemps nappé d’une lourde couche de sucre glacé au goût de cerises. D’immortelles cerises alchimiques.