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XIII. TOYOAKE – Okazaki (Aichi) | Notes sur les chemins d'automne

paysages de routes au Japonpaysages de routes au Japon
Écrit par Wotan Jhelil
Publié le 12 juin 2021, mis à jour le 12 juin 2021

Treizième étape du voyage de Wotan. Cette semaine le jeune homme continue son chemin à travers la ville et son lot de découvertes curieuses.

 

Aujourd'hui encore le soleil brille et chauffe doucement l’intérieur de ma tente pour un réveil en douceur, une petite heure avant l’ouverture du kusuri au parking déserté pour la nuit.

 

SUPERMARCHÉ

Mis en comparaison avec les hypermarchés français, les supermarchés japonais sont de taille plus modeste. Seuls les grands complexes commerciaux comme certains HEIWADO ou AEON s’étendent sur plusieurs étages pour leur tenir tête, mais ces derniers sont la réunion de dizaines de boutiques de tailles raisonnables avec parfois la présence de salles de cinéma, de restaurants ou de galeries d’expositions en tout genre pour occuper la verticalité des lieux. L’espace alimentaire reste de taille humaine, les choix étant bien plus restreints que dans un Carrefour ou un Leclerc, aux rayons de jambons ou de papier toilette interminables et à la perspective pouvant causer des vertiges. Ainsi, il est plus simple et plus agréable d’y faire ses courses. Le temps passé à choisir et à hésiter diminue et, finalement, je me retrouve moins tenté d’acheter pour un mois de provisions, dans la crainte de devoir y retourner.

route japonaise

LA VILLE EN ÉVEIL

La ville est plutôt calme ce matin, néanmoins vivante du défilé des poids lourds et des travailleurs matinaux. Depuis un pont, j’observe l’activité nonchalante d’un héron cendré dans le lit marécageux de la rivière Sakai, profitant les pieds dans l’eau de la chaleur automnale entre deux tentatives de pêche. L’échassier doit disputer son repas à d’énormes carpes vaseuses, respirant de temps à autre à la surface en de frénétiques appels d’air compensant les apports d’une eau peu oxygénée. Mon corps, mes pieds et mon dos semblent s’habituer au nouveau fonctionnement que je leur impose et je me sens chaque jour un peu mieux conscient de mes limites et de mes aspirations, ressentant plus que jamais la région qui m’entoure. Au nord, les collines d’Owari s’élèvent timidement, parfois visibles entre deux tours de bureaux ou au travers d’un des innombrables pylônes rouges et blancs acheminant l’énergie dans la cité.

Un terrain de stockage d’une multitude de tractopelles jaune poussin et orange de la marque Hitachi bordent la route 1 que je parviens finalement à rejoindre à mi-chemin du Tôkaidô. J’ai décidé il y a quelques jours de me fier à Google Maps, logiciel extrêmement précis au Japon. Les routes, les rues, les allées, tout est référencé et observable en vision satellite dans des détails difficilement plus fiables. Plusieurs fois j’essayais de choisir une route me paraissant plus courte que celle proposée par simple désir de rester seul maître de mon chemin, et chaque fois je me retrouvais dans des situations difficiles puisant dans mes réserves ou me forçant à faire demi-tour. Des concessionnaires et des salons d’exposition de Harley-Davidson, des murs entiers de pneus de voitures YOKOHAMA en caoutchouc noir, des structures de taule aux couleurs et aux usages divers me rappellent que je suis toujours dans la métropole industrielle d’Aichi, non loin de la ville de Toyota.

boutiques le long de la route

 

ÉGLISE DE MARIAGE

Traversant Kariya et Chiryû, je dépasse une église aux allures de château de Disneyland : pas vraiment romane, pas vraiment gothique, elle assemble maladroitement quatre tours parfaitement identiques aux toits pyramidaux à chaque coin de son édifice, surmontées d’étroits campaniles heptagonaux ornés d’anneaux de laiton cuivré à leur sommet. À l’entrée, une coupole à sept côtés elle aussi supporte un clocher aux piliers blancs culminant en une petite aiguille au crucifix doré. Sur ses côtés, un balcon factice, inaccessible, décore les murs de carrelage aux différentes nuances de jaunes, pauvres de quelques fenêtres en ogives et en voûtes cernées d’archivoltes blanches, dévoilant la reproduction de la fresque de la Présentation au Temple de Giotto et de sa description en italien « presentazione di gesu bambino al tempio pietre delle braccia del vecchio simeone con la vecchia protessa anna », au-dessus du parvis bétonné. Le toit, relié en une crête en son milieu, coupe symétriquement de ses fausses tuiles soudées cet étrange ouvrage d’un turquoise criard. La cathédrale de Sainte-Marie possède tout de ce que les Japonais appellent les « églises de mariage », des bâtiments factices sans prêtre ni fonction religieuse tenus par des agences matrimoniales, louant leurs services pour des cérémonies romantiques très prisées des jeunes couples, et souvent très chères. Les vraies églises sont finalement assez rares, et il s’agit bien plus souvent de temples discrets que les moins avertis ne remarqueront pas, le christianisme demeurant un culte tout de même relativement marginal.

église chrétienne au Japon

Suivant une moyenne de six à sept kilomètres à l’heure, je rejoins rapidement mon étape de la journée à une quinzaine de kilomètres de là. Conscient qu’il me reste encore beaucoup de chemin, je préfère réduire les distances quotidiennes pour mieux appréhender la suite et préserver mes capacités.

 

LE PONT YAHAGI

Okazaki, à mi-chemin entre Nagoya et le début de la préfecture de Shizuoka, se démarque du reste de la préfecture d’Aichi par son influence historique majeure de la fin de la période Sengoku, au début de la restauration Meiji, à la chute du shogunat des Tokugawa. Ainsi, de nombreuses statues et autres représentations de fiers samouraïs longent les rues et les routes, marquant la présence d’un passé entretenu, nourrissant clairement l’image de la ville actuelle comme point stratégique du shogunat d’Edo. La ville figure d’ailleurs comme la trente-huitième des cinquante-trois stations du Tôkaidô d’Utagawa Hiroshige, sa série la plus connue, devenue l’une des œuvres majeures de l’estampe ukiyo-e – image du monde flottant, le paysage devenant la remarquable toile de fond des ponctuelles activités humaines. Sous-titrée le pont Yahagi, cette estampe représente ce qui était alors l’un des ponts les plus importants de l’Empire, traversant les eaux profondes de la rivière du même nom. Entièrement constitué de bois, liant les berges de la rivière Yahagi, couvertes de fébriles miscanthus jusqu’aux collines bleutées à l’horizon 1.

Hokusai représente également la scène de la traversée du pont d’un autre point de vue. Alors qu’Hiroshige nous invitait à nous engager au côté des caravanes commerciales sur les planches d’un pont en perspective, représenté dans toute sa longueur, Hokusai préfère au contraire observer la scène de loin, dans ses Vues pittoresques des ponts célèbres de différentes provinces (Shokoku meikyô kiran). Les pratiquants de kyûdô s’entraînent à l’archerie japonaise dans le lit du fleuve à sec, les processions de marchands déambulent sur la haute courbure de l’édifice 2. Si les deux artistes sont, plus que de nombreux autres, restés dans la culture populaire, y compris de leur vivant, c’est entre autre pour leur talent de représentation du quotidien de leurs contemporains, des plus modestes aux plus aisés. Mais c’est également pour leur grand intérêt envers les routes et les campagnes, délaissées dans l’imagerie du shogunat au profit des innombrables estampes de la capitale.

De ce pont si connu autrefois, il n’en reste aujourd’hui plus rien. Régulièrement reconstruit et emporté par les flots, il a immanquablement fini par laisser sa place aux nombreux axes routiers si bien que, même s’il était toujours debout, il serait difficile d’en voir la moindre planche tant la ville a changé. Le temps où Musashi errait sous le nom de Muka en ces lieux est déjà bien loin et semble se diluer dans l’histoire comme tant d’autres récits.

 

DES SAMOURAIS

Curieux, j’entre dans un parc au bord de mon chemin. Voici plusieurs jours que je n’ai pas eu l’occasion de respirer un peu de végétation, et je ne veux pas manquer l’occasion de retrouver quelque temps les érables rougeoyants et les cèdres sugi aux aiguilles toujours vertes. Je remarque que les arbres sont pour beaucoup cerclés de gaines de paille à la base de leurs troncs. Pendant l’hiver, il est parfois préférable de protéger les arbres considérés comme importants par ce type de gaine, évitant ainsi les intrusions d’insectes, fuyant le froid en se cachant dans l’écorce. De même, il arrive que certains arbres se voient affublés de « parapluies » de cordes déviant la neige pouvant peser sur les branches, comme j’ai pu le constater dans la photographie des pins parasols du parc Kenrokuen de Kanazawa, en double page du Japon de David Michaux 3. Tout simplement, il s’agit de prendre soin de son environnement.

samourai japonais statue

Me promenant sur le site, je tombe sur un groupe de personnes dont la figure centrale, habillée d’un kimono militaire rose aux motifs floraux décide de me prendre en charge :

« Je m’appelle Inahime Honda, fille de Tadakatsu Honda.

– Honda ? Je connais ce nom…

– Vous aimez le Rekishi ? me questionne-t-elle en me regardant avec étonnement.

– L’Histoire du Japon ? Je connais les bases seulement, surtout l’ère Sengoku et Edo.

– Très bien ! Tenez, un pamphlet. Il y a dessus les principaux samouraïs proches de Ieasu Tokugawa, en voilà un d’ailleurs !

Un homme en armure de cuir sous un kimono rouge nous salue. J’avais déjà visité des sites historiques éducatifs comme celui-ci, et mon expérience ici ne fait que me confirmer l’implication des Japonais dans les rôles qui leur sont attribués. Plusieurs fois, j’essaierai d’en apprendre plus sur les acteurs en tant que personne, mais rien n’y fera. Ingénu, je pense même quelques instants avoir réellement affaire à des descendants de samouraïs honorant leurs ancêtres. Je me souviens avoir fait la rencontre d’un vieil homme qui chaque dimanche s’habillait en samouraï, arborant fièrement les deux katanas. D’après lui, bien que la société ait changé radicalement, la Voie du sabre – dans son sens spirituel – survivait en chaque Japonais et orientait leur cœur et leur façon de voir le monde. En s’habillant ainsi, il espérait inspirer les passants ou au moins faire perdurer la mythologie du guerrier Zen auprès des nouvelles générations en les amusant.

Cette Voie, il fallut la trouver, après des siècles de remise en question perpétuelle. C’est finalement sous le shogunat des Tokugawa, en des temps pacifiés, après des siècles de guerres civiles incessantes, que le Bushidô, la Voie du guerrier telle qu’on la connaît succinctement en Occident, voit le jour en s'imprégnant d'un raffinement sans lequel, d'après Yoshikawa, les chefs de guerres désormais sans fonction étaient condamnés à l'anéantissement.4

– Lui, c’est Ii Naomasa, un des généraux du seigneur Tokugawa. Plus haut, c’est le château d’Okasaki, là où Ieasu serait né en tant qu’héritier du clan Matsudaira. »

 

LE CHÂTEAU D'OKAZAKI

Sur ces paroles, je commence ma visite du château. Très touristique, beaucoup de Chinois survolent sans grand intérêt les quatre étages du musée exposant armures, armes, pyrotechnies d’époque… Je me demande pourquoi chaque musée présente toujours des pièces en si parfait état. En ces temps de guerre, je m’attends à voir des casques fendus ou des armures percées, témoins de la violence des assauts, mais pas la moindre lanière ni la moindre écaille de cuir ne semble avoir été dégradée. J’ai l’impression d’avoir affaire ici à une problématique extensible au monde entier, chaque nation préférant mettre en avant ses victoires et ses richesses en occultant les événements moins glorieux. La guerre paraît distante, mythique, parfois même utopique pour certaines têtes brûlées auxquelles la vision d’armures ravagées remettrait sûrement un peu les idées en place. Au dernier étage, plusieurs longues vues et jumelles disposées régulièrement sur une terrasse circulaire offrent un panorama presque systématique dans les édifices de ce type. À l’intérieur, un atelier d’estampes japonaises en libre-service s’étale sur plusieurs mètres, chaque plan de travail mettant à disposition un tampon et une couleur différente pour réaliser ses propres cartes postales. Après une glace au matcha achetée non loin de la boutique de souvenirs, où il est possible de comparer sa taille au « grand » Ieasu Tokugawa. Je retourne sur les trottoirs des rues passantes de l’agglomération et poursuis dans l’idée de terminer ma journée.

coucher de soleil au Japon

Je cherche un endroit où passer la nuit. Le soleil est déjà très bas lorsque je reprends la route et, rapidement, je marche à nouveau dans le noir, éclairé par les lampadaires, les devantures publicitaires et les phares des automobiles. Encore une fois, je trouve mon bonheur dans l’ombre d’un supermarché discount et me cache sur la pelouse inutilisée à l’arrière du magasin fermé, réchauffé par les sorties d’air tiède des réfrigérateurs.

 

1 Jocelyn Bouquillard, Le Tôkaidô de Hiroshige, Paris, Bibliothèque de l’Image, 2007, Le pont Yahagi, p. 67

2 Henri Focillon, Hokusai. Art et esthétique, Genevilliers, Géo art, 2014, Le pont Yahagi, sur la route de Tôkaidô à Okazaki, p. 81

3 David Michaud, Japon, Paris, Chêne, 2011, p. 82-83

4 Eiji Yoshikawa, La parfaite lumière, trad. Léo Dilet, J’ai lu, 2007, « Le ciel », p. 57

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