Tokyo – Suite au séisme dévastateur de 1923, Tokyo a dû se réinventer d’urgence pour répondre à une crise immobilière sans précédent. Environ 100.000 personnes étaient encore sans abri un an après la catastrophe. C’est dans ce contexte de reconstruction que le concept Dojunkai est né, marquant un tournant crucial dans l’urbanisme et l’architecture de la capitale japonaise.
Créée en 1924 sous l’égide du ministère de l’Intérieur, la société Dojunkai (Zaidan-hōjin Dōjunkai) avait pour mission de reloger rapidement une population démunie après le grand séisme de Kanto, tout en modernisant la capitale japonaise. Initialement axée sur la construction de logements individuels, l'organisation a dû réviser ses plans face à l'ampleur de la demande et au manque d'infrastructures de transport. Elle a donc opté pour la construction d’immeubles d’appartements dans des quartiers proches du centre-ville. Entre 1924 et 1934, Dojunkai a ainsi bâti 16 immeubles en béton armé, répartis entre Tokyo et Yokohama.
Inspirés par l'architecture moderne et les principes des architectes Frank Lloyd Wright et Le Corbusier, les immeubles Dojunkai étaient conçus pour résister aux séismes. Ces bâtiments intégraient des innovations telles que les toits-terrasses et les structures poteaux-poutres, libérant ainsi les plans des étages de contraintes matérielles et offrant une plus grande flexibilité architecturale. Leur conception, qui alliait modernité et tradition japonaise, incarnait une nouvelle ère pour Tokyo, avec des infrastructures modernes telles que l'électricité et des systèmes d'égouts encore rares à l'époque.
Parmi les constructions les plus emblématiques du mouvement Dojunkai, l'immeuble d'Aoyama, situé sur l’avenue Omotesando, se distinguait comme un symbole de l'urbanisme moderne et du gigantisme architectural. Construit en 1925, ce bâtiment s’était imposé comme une figure incontournable de l'avenue, souvent comparée aux Champs-Élysées de Paris pour sa concentration de boutiques de luxe. Cependant, en 2003, cet édifice a été démoli pour céder la place à Omotesando Hills, un complexe commercial dessiné par l’architecte vedette Tadao Ando, lauréat du prix Pritzker en 1995. Cette démolition a suscité de vives réactions parmi les défenseurs du patrimoine, qui voyaient en cette destruction une perte irréparable pour l'histoire architecturale de Tokyo.
Bien que révolutionnaires pour leur époque, les immeubles Dojunkai n'ont pas résisté à l'épreuve du temps. Leur démolition progressive, imputable à des normes antisismiques obsolètes et à la spéculation foncière, illustre le dilemme permanent entre préservation du patrimoine et développement économique dans une ville où la valeur des terrains l'emporte souvent sur celle des bâtiments. Ainsi, le dernier immeuble Dojunkai, situé à Uenoshita, a été démoli en 2013. Malgré leur coût élevé et certaines critiques concernant leur qualité de construction, ces édifices ont redéfini l'urbanisme de Tokyo en intégrant des espaces verts et des cours intérieures, offrant à leurs résidents une qualité de vie inédite à l’époque.
Aujourd’hui, bien que ces bâtiments aient tous disparu, leur mémoire reste essentielle pour comprendre l'évolution urbaine et architecturale de Tokyo au XXe siècle. Un élément de façade de l'immeuble Dojunkai d'Aoyama a été préservé en hommage à ce patrimoine perdu. Ce vestige, visible près de la station de métro Omotesando, sert de rappel silencieux de l’héritage d’un mouvement qui a marqué à jamais l’histoire de la capitale japonaise.
Photo de couverture : Vue actuelle de l'emplacement où s'élevait autrefois l'immeuble Dojunkai d'Aoyama, sur l'avenue Omotesando à Tokyo, désormais remplacé par le complexe commercial Omotesando Hills.