Dans les années 1970, alors qu’il est encore un jeune étudiant américain, Alex Kerr est captivé par une maison ancienne abandonnée sur l’île de Shikoku et décide de l’acquérir. Ce choix marque le début d’une vie dédiée à l’écriture, à l’expertise en antiquités et à l’exploration approfondie de la culture japonaise. Il tisse également des amitiés profondes, notamment avec l’écrivaine Marguerite Yourcenar, à qui l’édition belge et française de Japon perdu a été dédiée à titre posthume.


Aujourd’hui, il partage son temps entre le Japon et la Thaïlande, il écrit et donne des conférences en anglais et en japonais sur les arts de l’Asie Orientale et sur l’urgence de préserver les trésors et les paysages traditionnels du Japon. Allons à sa rencontre !
Adina Mazzoni-Cernus : Vous avez reçu le Prix 2024 de l’Institut d’architecture du Japon (AIJ) pour saluer vos écrits sur l’architecture, la culture et les paysages, ainsi que pour la restauration de maisons traditionnelles japonaises, notamment Chiiori* et Tougenkyo Iya*.
Que signifie ce prix pour vous, et comment peut-il sensibiliser les Japonais à la préservation du patrimoine ?
Alex Kerr : J’ai été ravi de recevoir ce prix, car jusqu'à très récemment, les techniques de restauration étaient largement ignorées par la communauté architecturale japonaise. En Occident, il existe une « technologie avancée » de restauration, qui permet de moderniser les bâtiments anciens et de les intégrer aux villes et villages contemporains.
Au Japon, l’accent a été mis sur la construction de nouveaux bâtiments remarquables. Ceux-ci accordent à peine un regard à l’histoire ou à l’environnement. En réalité, la démolition des vieilles maisons et le refus brutal de l’histoire et de l’environnement ont été considérés comme « créatifs », « efficaces » et « modernes ».
Ces dernières années, une nouvelle génération d'architectes japonais commence à valoriser l'ancien tout en intégrant le moderne. J'espère que la reconnaissance de ce que j'ai accompli avec les maisons anciennes marquera une avancée pour l'architecture japonaise.
AMC : En 1997, le film « Moe no Suzaku » de Naomi Kawase* raconte l'histoire d'une famille vivant dans un village isolé de la région montagneuse de Nara, confrontée à l'exode rural et à l'abandon. Vous avez été un véritable pionnier lorsque vous avez commencé à restaurer Chiiori en 1973.
Qu'est-ce qui vous a motivé à restaurer des maisons et à revitaliser des villages ?
AK : Je me suis rendu pour la première fois dans la vallée d'Iya, à Shikoku, en 1971, et en 1973, j'ai acheté ma vieille maison au toit de chaume, appelée Chiiori. Les montagnes d'Iya comptent parmi les plus escarpées du Japon. Faute de terrains plats, les habitants vivent à flanc de montagne. En Italie, c'est courant, mais au Japon, que le pays soit très montagneux, c’est extrêmement rare. Les gens vivent dans les plaines. Les montagnes sont taboues, couvertes de forêts et parsemées de temples ou de sanctuaires. À cet égard, les maisons perchées sur les pentes d’Iya sont uniques, et le paysage, avec la brume qui s'élève des vallées, a quelque chose de magique.
À l'époque, à Iya, il n'y avait pas de route menant à la maison ; il fallait marcher une heure sur des sentiers escarpés depuis la rivière en contrebas. Le village avait commencé à se dépeupler, mais il était encore en bonne santé, et de nombreuses familles avec de jeunes enfants habitaient encore les vieilles maisons au toit de chaume.
Avance rapide jusqu'au XXIe siècle. Iya est dépourvu de jeunes ; les personnes âgées disparaissent rapidement et des hameaux entiers sont totalement abandonnés. La situation est critique. La sylviculture et l'agriculture ne peuvent plus être sauvées, et aucune industrie ne s'installera dans un endroit aussi isolé. Mais il existe une « main tendue du ciel » qui peut sauver Iya (et d'autres zones rurales du Japon) : le tourisme durable.
Jusqu'au milieu des années 2000, le tourisme international au Japon était minime. Depuis 2010 environ, nous avons connu un énorme boom du tourisme entrant. Les gens viennent du monde entier et beaucoup recherchent des lieux de séjour attrayants dans des endroits charmants. C’est la grande opportunité que j’ai perçue lorsque j’ai commencé à restaurer de vieilles maisons au début des années 2000.
AMC : La restauration du toit de chaume de Chiiori, un matériau prisé par l'élite depuis l'ère Heian (794-1185), fut un travail titanesque et coûteux. Pourtant, malgré cette « saga du chaume », comme vous l'appelez, vous n'avez jamais renoncé.
Quels ont été vos plus grands défis dans la restauration de maisons traditionnelles ?
AK : Je suis tombé amoureux du chaume à Chiiori et je le suis encore. C'est un matériau naturel qui procure une sensation d'intimité. Le chaume japonais est très épais, 50 centimètres ou plus, et agit comme un isolant naturel. Il est chaud en hiver, et l'humidité qui s'évapore du chaume pendant les chaudes journées d'été en fait un climatiseur naturel.
Autrefois, les gens vivaient autour d'un foyer irori* au centre de la pièce, dans lequel des bûches brûlaient nuit et jour toute l'année. La fumée de l'irori recouvre toutes les surfaces d'une suie noire brillante. Avec l'irori actif, un toit de chaume pouvait durer cinquante ans.
Le chaume nécessite que les maisons soient construites avec d'énormes poutres de toit, et cette structure de toit spectaculaire contribue à rendre les maisons japonaises au toit de chaume si attrayantes.
D’ailleurs, le chaume n'était pas un matériau apprécié par l'élite, bien au contraire. C'était le matériau des pauvres et des ruraux. L'exception est constituée par certains sanctuaires shintoïstes tels que le grand sanctuaire d'Ise. Les sanctuaires ont continué à utiliser le chaume parce qu'il rappelait l'antiquité mystique. Plus tard, certaines maisons de thé ont également adopté le chaume, car il était considéré comme « rustique ». En général, cependant, les riches et les citadins évitaient le chaume et utilisaient des tuiles en céramique.
En dehors des villes, les agriculteurs continuaient à vivre dans des maisons au toit de chaume, avec leurs énormes poutres et leurs intérieurs noircis par les foyers irori.
À l'époque moderne, le chaume a été considéré comme « pauvre » et « démodé ». Les maisons au toit de chaume ont été détruites dans tout le Japon. Iya était un cas particulier en raison de son éloignement. Jusqu'à très récemment, le développement moderne l'avait épargnée, et de nombreuses maisons anciennes au toit de chaume avaient survécu.
Le défi de la restauration des vieilles maisons consiste à les « faire entrer dans l'ère moderne ». Les gens d'aujourd'hui ne peuvent pas vivre comme autrefois dans ces maisons. Ils ont besoin de commodités telles que des systèmes de chauffage et de climatisation, un éclairage attrayant, de bonnes cuisines, des salles de bains et des toilettes. Ces éléments doivent être intégrés, sinon la maison mourra. En même temps, on souhaite préserver ce qui rendait ces vieilles maisons merveilleuses : les matériaux naturels comme le chaume, les tuiles, le bambou, les tatamis, les poutres en bois, ainsi que la logique des espaces intérieurs. Réussir à satisfaire à la fois la modernité et la tradition de manière intégrale est un défi de taille.

AMC : Dans « Éloge de l’ombre » In'ei Raisan de Jun'ichirō Tanizaki* critique l'impact de la modernité occidentale sur l'esthétique traditionnelle japonaise, qu'il associe à l'obscurité, à la patine du temps, aux finitions mates, au silence et à une forme de sobriété raffinée. Comme lui, vous avez réussi à préserver le précieux patrimoine tout en le modernisant. Par exemple, vous avez installé l'électricité à Chiirori en 2012.
Des villages tels que ceux de la vallée d'Iya ont-ils inspiré d'autres zones rurales ?
AK : À Iya et dans les autres endroits où j'ai restauré de vieilles maisons, j'ai cherché à montrer, de manière pratique et visible, que les vieilles maisons peuvent être transformées en lieux de vie confortables et agréables. Malheureusement, la plupart des Japonais pensent que c'est impossible. Ils pensent qu'il n'y a que deux choix possibles : vivre dans la misère dans une vieille maison ou la démolir et profiter du confort d'une maison neuve.
Grâce au succès d'Iya et d'autres projets similaires, les gens commencent à réaliser que les vieilles maisons peuvent être des lieux où les gens modernes peuvent vivre heureux. Le tourisme a contribué à cette évolution, car les voyageurs recherchent (et paient pour séjourner) dans de tels endroits. Cela a changé la mentalité des gens. Ce qui était autrefois considéré comme une honte est aujourd'hui loué par les étrangers. Ce qui était considéré comme pauvre pourrait désormais être une opportunité de gagner de l’argent.

AMC : À travers vos publications, vous apportez un éclairage pertinent : « Japon perdu » (1994) décrit un pays au bord de l'extinction, « Dogs and Demons » (2001) critique son développement moderne, tandis que « Japon caché » (2024) met en avant de merveilleux sites préservés, des « survivants ».
Comment votre regard sur le Japon a-t-il évolué au fil des décennies ?
AK : Toutes ces choses sont vraies simultanément. Le Japon est une terre de paradoxes. Les dommages causés à l'environnement par des travaux de génie civil incontrôlés sont l'un des grands thèmes de « Dogs and Demons ». La construction de routes, de barrages et de ponts inutiles, ainsi que le bétonnage des montagnes et des rivières se poursuivent à un rythme toujours plus soutenu, alors que la plupart de ces ouvrages ont depuis longtemps perdu leur utilité.
Le sentiment qui a prévalu après la Seconde Guerre mondiale, selon lequel la vie traditionnelle japonaise était inférieure à la vie moderne occidentale, a conduit à une dévalorisation de la culture. Il en résulte un déclin drastique de l'artisanat et des arts, ainsi que la disparition des maisons anciennes et des paysages urbains traditionnels.
Voilà pour le côté négatif du bilan. Côté positif, le Japon n’a pas connu de révolution culturelle, comme la Chine, et n’a jamais été colonisé. Malgré tous ces changements, il conserve encore plus d’arts anciens et de mœurs que n’importe quel autre pays d’Asie. C’est ce qui explique l’essor du tourisme. Les survivants sont précieux et, avec un peu de chance, ils continueront de prospérer.
AMC : Le magazine français Tempura n°17 Printemps 2024* a été consacré aux maisons japonaises vues d'intérieurs. Selon Natasha Durie, doctorante en anthropologie à l’université d’Oxford, qui mène une enquête ethnographique sur les maisons vides akiya, le Japon en comptait en 2023 plus de 8,5 millions ! Le gouvernement propose plusieurs mesures, telles que des subventions visant à encourager l’installation de familles et d’entreprises en milieu rural et la vente de ces biens à des prix modiques, y compris aux étrangers.
Le Japon valorise-t-il davantage son patrimoine aujourd’hui qu’autrefois ? Que pensez-vous des mesures prises ?
AK : Dans l'ensemble, le public n'accorde pas d'importance au patrimoine, c'est la triste, mais inéluctable réalité du Japon moderne. La destruction de l'environnement naturel et la disparition des vieilles villes se poursuivent donc. Cela dit, certaines personnes s'intéressent désormais davantage à ces questions. Le tourisme y est pour beaucoup.
Il existe des subventions gouvernementales pour aider à restaurer les vieilles villes et les maisons anciennes. En fait, la plupart de mes projets ont été réalisés grâce à ce type de subventions.
Les particuliers achètent et restaurent désormais des maisons anciennes comme ils ne l'avaient jamais fait auparavant. Les étrangers ont été les premiers à se lancer dans cette voie. Ils ont réalisé que le Japon possédait ces magnifiques maisons qui se vendaient à des prix très bas, en particulier avec un taux de change faible du yen. De plus, le Japon est l'un des rares pays d'Asie où les étrangers peuvent acheter et posséder des terrains.
En voyant ce que font les étrangers, les Japonais ont été inspirés à mener des projets similaires. Cela est particulièrement visible dans les lieux touristiques, tels que Kyoto. À la campagne, un petit groupe de jeunes, mais néanmoins visible, s'installe et restaure de vieilles maisons pour en faire des résidences, des gîtes ou des ateliers d’art.
AMC : Le Japon mène une forte campagne pour attirer les touristes, mais cela entraîne des excès et des dérives dus au non-respect des règles essentielles de la société japonaise au quotidien. La campagne « Akimahen » « à ne pas faire » lancée en 2019 à Kyoto a échoué. Depuis mars 2024, certaines rues de Gion, quartier des geikos et des maikos, sont désormais interdites aux touristes, avec amendes à la clé.

Est-il encore possible de concilier tourisme et respect des règles et des traditions ?
AK : Le surtourisme est un énorme problème partout dans le monde, comme les Italiens en font l'expérience depuis longtemps. C'est nouveau au Japon, qui n'a donc pas mis en place de systèmes pour y faire face. En 2019, j'ai écrit un livre (pour l'instant uniquement en japonais) intitulé « Détruire la nation avec le tourisme ». Il joue sur le slogan du gouvernement « Élever la nation avec le tourisme ».
J'y affirme que le tourisme est important et nécessaire pour le Japon, en particulier dans les zones rurales, où il représente le dernier espoir pour les communautés en déclin. En même temps, comme toute industrie, le tourisme doit être géré. Sans une gestion appropriée, il devient toxique et destructeur. Dans ce livre, j'aborde des techniques de gestion telles que l'accès, les limites de capacité, les systèmes de réservation, etc. Je traite également de la gestion de l'un des plus grands fléaux du Japon : la signalisation mal conçue et excessive.
Le mauvais comportement des touristes est une source de friction. Les voyageurs mal élevés posent problème partout dans le monde, mais ils se remarquent particulièrement dans une société bien organisée et polie, comme le Japon. Personne ne sait comment résoudre ce problème. Une partie de la solution consisterait à ne plus mettre l'accent sur l'augmentation du nombre de visiteurs au Japon. Le Japon devrait plutôt viser à améliorer la « qualité » des voyageurs. Cela ne signifie pas rendre le Japon plus cher. Cela signifie que le Japon doit se positionner comme une destination pour les personnes intéressées par la culture et la nature. Bien sûr, cela ne peut se faire que si les Japonais eux-mêmes s'intéressent à ces domaines.
AMC : Depuis plus de 50 ans, vous êtes un étranger au chevet du patrimoine japonais ! Allez-vous continuer à sauver la beauté oubliée du Japon ? Quels sont vos prochains projets ?
AK : Je continue à restaurer de vieilles maisons. Je travaille actuellement sur deux maisons appartenant à des amis. Elles seront bientôt suivies d'un projet passionnant, une grande demeure ancienne à Kameoka, la ville où je vis, près de Kyoto.
Parallèlement, je commence à travailler sur un livre consacré aux minka (parfois appelées kominka), les maisons anciennes du Japon. J'y présenterai aux lecteurs les minka et les concepts de restauration. J'espère que les personnes vivant à l'étranger qui s'intéressent aux minka, ainsi que les propriétaires japonais qui suivent mon exemple, pourront se référer à ce livre à l’avenir.
Un immense merci à Alex Kerr pour cet échange passionnant !
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Notes :
Alex Kerr : spécialiste des arts et des cultures d’Asie orientale, conférencier, antiquaire, conservateur des arts traditionnels du Japon.
Site web : Alex Kerr
Instagram : Alex Kerr
Chiiori : témoin du passé rural japonais et symbole de la revitalisation des villages de montagne. La maison isolée dans la montagne, fonctionne à la fois comme résidence traditionnelle pour visiteurs et comme base pour des projets culturels, d’agriculture locale et de tourisme durable.
Site Web : Chiiori
Instagram : Chiiori
Tougenkyo Iya : « village-musée vivant » où l’on peut dormir dans des chaumières restaurées
« Lost Japan » (1994), Édition Nevicata en 2020 dédiée à son amie écrivaine Marguerite Yourcenar. Premier étranger à recevoir le prix Shincho Gakugei récompensant le meilleur ouvrage non romanesque publié au Japon.
Autres publications :
« Japon caché » édition Nevicata, 2024
« Living in Japan » éditions Taschen, 2006
Éloge de l’ombre, Jun’ichiro Tanizaki, éditions Verdier
irori : âtre creux (foyer traditionnel japonais)
Tempura n°17 Printemps 2024 La maison japonaise : vues intérieures
Interview « Dans certaines préfectures, on prévoit qu'un tiers des maisons seront vides d'ici 2033. » Interview de Natasha Durie, réalisée par Clémence Leleu, pages 54/55.
akiya : maison à l’abandon, maison vide
« Akimahen » « à ne pas faire »
kominka ou minka : vieille maison au style japonais traditionnel
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