À l’ère du réchauffement climatique, les saisons semblent perdre leurs repères, et la météo, déchaînée, alterne entre canicules écrasantes et pluies torrentielles. Cet été, Tokyo en fait l’amère expérience : alors qu’elle s’apprêtait à clôturer la saison des pluies « tsuyu », elle est frappée par des précipitations d’une intensité inhabituelle (100 l/m² le 10/07). De salvatrice, la pluie est devenue une menace. Toutefois, elle mérite que l’on s’attarde sur la place singulière qu’elle occupe dans la culture japonaise.


La météo-sensibilité
En France, « à la fin du XVIIIe siècle, s’est intensifiée la sensibilité de l’individu aux phénomènes météorologiques, et s’est construite puis raffinée une rhétorique pour dire l’effet des météores sur l’âme des épistoliers et des diaristes », écrit l’historien Alain Corbin dans « Histoire buissonnière de la pluie » (éd. Champs).
Au Japon par contre, cette météo-sensibilité existe depuis des siècles. L’idée de « mono no aware » (la beauté poignante des choses éphémères) s’incarne parfaitement dans la nature. Les Japonais entretiennent avec elle une relation ancienne et profonde faite à la fois de respect, d’admiration et de résignation face à ses colères. Typhons, séismes, éruptions volcaniques et pluies torrentielles sont acceptés sans plainte comme une composante naturelle de la vie. Ces manifestations ont façonné à la fois le paysage, les mentalités, et les fondements mêmes de la culture.
La langue japonaise
Mais, la pluie n’est pas seulement une affaire de météo. La langue japonaise compte plus de soixante mots et expressions pour la désigner, selon son intensité, sa durée, le moment où elle survient, ou encore l’émotion qu’elle suscite. Des termes comme « kirisame » (bruine fine), « tenkiame » (pluie soudaine sous le soleil) ou « samidare » (pluie du début de l’été) témoignent de la richesse lexicale et d’un regard profondément sensoriel et poétique sur sur le monde.
Depuis l’époque des « waka » jusqu’aux « haïkus », la pluie irrigue la poésie japonaise. Elle y est célébrée pour ses sons, ses couleurs, ses odeurs… Bien plus qu’un élément, elle devient une présence vivante, tour à tour mélancolique, apaisante ou inspirante - miroir de l’âme et reflet de l’instant.

Les estampes
Cette même sensibilité se prolonge dans les estampes « ukiyo-e », où la pluie, devenue outil esthétique, révèle des paysages en constante mutation. Utagawa Hiroshige (1797–1858) la capte avec virtuosité, traçant de fins traits obliques pour en suggérer le mouvement et l’intensité. Sous son pinceau, elle devient presque tangible - à la fois force naturelle et poésie suspendue.

Quelques décennies plus tard, Kobayashi Kiyochika (1847-1915), surnommé le « peintre de la pluie et de la lumière », représente la pluie par un clair-obscur saisissant, donnant à la ville moderne nocturne une atmosphère mélancolique et cinématographique.

Le folklore
Côté tradition, le « teru teru bōzu », petite poupée de tissu blanc suspendue aux fenêtres ou sous les avant-toits, symbolise le lien intime entre les Japonais et la météo. Né à l’époque Edo (1603–1868), ce talisman populaire reflète l’imaginaire animiste : un simple geste, accompagné d’une comptine, pour apaiser les caprices du ciel.

Les spiritualités japonaises
Par ailleurs, dans les spiritualités japonaises, la pluie porte une charge symbolique forte, liée à la purification, à la fertilité et à l’impermanence de l’existence.
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Le shintoïsme
Dans la tradition shintô, la pluie est perçue comme une manifestation directe des « kami », les esprits de la nature. Source de vie, essentielle à l’agriculture et à l’équilibre des saisons, elle fait l’objet de prières rituelles, notamment lors des sécheresses ou, au contraire, pour apaiser des pluies trop longues. Cette relation sacrée à la pluie reflète l’animisme shintô, où chaque phénomène naturel mérite respect et attention.
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Le bouddhisme
Chez les bouddhistes par contre, la pluie est personnifiée en Raijin, le dieu du tonnerre et de la pluie, entouré de tambours célestes qu’il frappe pour déclencher les orages. Souvent représentés dans l’art religieux avec Fūjin, le dieu du vent, qui porte un grand sac rempli de bourrasques. Hérités de croyances plus anciennes et intégrés au panthéon bouddhique au fil des siècles, ces dieux incarnent la puissance redoutée mais, respectée des éléments naturels, et sont fréquemment invoqués pour protéger les récoltes ou apaiser les intempéries.

Au Japon, la pluie n’est jamais anodine. Qu’elle tombe en bruine légère ou en trombes menaçantes, elle est regardée, ressentie, nommée, vénérée. Les mots, l’art, les croyances… tout reflète une culture profondément enracinée dans l’observation du vivant. À l’heure où le climat devient de plus en plus instable, cette ancienne sensibilité à la pluie - entre respect, poésie et résilience - nous invite à mieux écouter le ciel, et à adopter des gestes et des modes de vie capables de freiner le réchauffement climatique et d’en atténuer les effets les plus extrêmes.
Pour approfondir le sujet, je vous invite à consulter mon autre article :
9/2021 - LA PLUIE AME I LA SAISON DES PLUIES TSUYU
Photo de couverture : © Mister Travel News, Tokyo













