Les Éditions Komorebi, fondées par Alexandra Caulea, rendent hommage au Japon dans toute sa délicatesse et sa profondeur. À travers cet entretien, l’autrice-éditrice partage sa vision d’un Japon sensible, entre esthétique et intériorité. Laissez-vous porter par ses deux magnifiques ouvrages « Un guide particulier du Japon », un livre entre guide de voyage et magazine pour découvrir un Japon hors des sentiers battus, et « Ryokan : les nouveaux visages de l’hospitalité », qui met en lumière les nouvelles générations œuvrant à la préservation et à la réinvention des auberges traditionnelles. De véritables voyages immobiles où se déploient sérénité, raffinement et beauté, des livres comme des parenthèses de lumière qui éveillent instantanément le désir de s’envoler vers l’archipel.


Adina Mazzoni-Cernus : Komorebi signifie « la lumière du soleil filtrant à travers les feuilles », une image chargée de douceur et de silence. Quelle lumière cherchiez-vous à faire naître lorsque vous avez créé votre maison d’édition, à l’heure du numérique ?
Alexandra Caulea : J’ai imaginé les Éditions Komorebi comme une pause dans nos quotidiens effrénés, une parenthèse de déconnexion bienvenue. Il y a eu effectivement beaucoup de réflexion autour du format au tout début du projet. Opter pour un format digital aurait grandement simplifié son développement... Mais, dans un monde rythmé par les notifications et formaté par les algorithmes, j’avais envie, même à titre personnel, de m’en écarter. Il fallait proposer une expérience calme, prendre le temps de tourner des pages à son propre rythme, s’attarder sur de belles histoires en silence. Le mot komorebi résonnait avec cette intention d’offrir des livres qui invitent à la contemplation de choses simples mais profondément évocatrices.
En montant une maison d’édition plutôt qu’en écrivant en mon nom, je souhaitais aussi proposer un écrin qui puisse accueillir les histoires des personnes qui font vivre la culture japonaise. Non pas une analyse personnelle ou les carnets de voyage d’une passionnée, mais les confidences d’artistes et d’artisans locaux. Des livres qui donnent envie de partir, ou simplement de se laisser bercer par les voix du Japon contemporain sans quitter son canapé.
AMC : Vos deux ouvrages, « Un guide particulier du Japon » et « Ryokan : les nouveaux visages de l’hospitalité » invitent à une forme de contemplation lente. Quelle relation souhaitez-vous que le lecteur entretienne avec les lieux que vous évoquez ?
AC : J’aimerais que les lecteurs aient le sentiment d’établir une véritable complicité avec les lieux qu’ils découvrent, comme s’ils perçaient leurs secrets à travers les confidences de leurs hôtes. Tous les lieux présentés sont accessibles et ouverts à la visite, non pas des décors figés derrière des portes closes, mais des espaces pensés pour accueillir, qui les attendent à bras ouverts. C’est pour cette raison que j’ai choisi le format du guide de voyage, plutôt que de montrer des lieux privés, réservés à une petite poignée de privilégiés. C’est aussi pour cela que j’ai souhaité l’enrichir de témoignages lorsque c’était possible. Je voulais permettre au lecteur d’établir une relation intime avec les personnes qui font vivre l’hospitalité japonaise.

AMC : Yumi Yamaguchi, autrice et analyste culturelle, explique que les ryokan sont intimement liés à l’histoire du Japon : ils incarnent à la fois la culture japonaise et l’omotenashi, cette « hospitalité sans clé » qui les distingue des hôtels. Cette forme d’hospitalité serait-elle immuable depuis la nuit des temps ?
AC : Au-delà de donner la parole aux hôtes, j’ai également souhaité solliciter plusieurs spécialistes. J’ai confié l'introduction de l’ouvrage à Yumi Yamaguchi, écrivain et journaliste qui se consacre au domaine de l’hospitalité au Japon, et qui est également la petite-fille du fondateur du très célèbre Fujiya Hotel à Hakone. Elle y présente l’évolution historique du concept de ryokan, en l’enrichissant par son regard pointu et par son expérience personnelle.
Comme vous l’expliquez, l’omotenashi est une forme d’hospitalité purement japonaise. Habituellement, on dit qu’elle est anticipatoire. Elle consiste à deviner les besoins de ses hôtes avant même qu’ils ne soient formulés, là où une hospitalité « occidentale » consisterait à répondre parfaitement à des sollicitations directes. Dans les ryokan, cette attention invisible s’incarne notamment à travers le rôle des nakai-san, qui veillent à l'accompagnement du client, et qui entrent et sortent discrètement de sa chambre tout au long de son séjour pour la préparer. Yumi Yamaguchi parle à ce propos d’une « hospitalité sans clés », une forme d’accueil fondée sur la confiance et l’absence de barrière entre l’hôte et l’invité.
Elle retrace également l’évolution du ryokan, dont la signification a beaucoup changé au fil du temps. D’abord synonyme d’auberge raffinée à l’ère Meiji, le terme s’est enrichi au début du XXᵉ siècle en intégrant des éléments d’autres formes d’hébergement traditionnel. Entre les années 1930 et 1950, il s’est imposé dans le langage courant, notamment face à la montée des hôtels occidentaux, poussant les auberges japonaises à affirmer leur identité.
Avec le temps, les ryokan ont suivi les mutations de la société : multiplication des séjours de groupe durant la croissance économique, émergence de petits établissements de luxe plus intimes pendant la bulle, puis ouverture progressive vers une clientèle internationale à partir des années 1990.
Aujourd’hui, une nouvelle génération d’établissements émerge dans un contexte de mutation. Le nombre de ryokan diminue, conséquence du vieillissement des propriétaires et de la hausse des coûts d’entretien. Face à ces contraintes, certains repensent leur modèle et se réinventent, ajustant les services trop coûteux et rénovant leurs espaces pour mieux répondre aux attentes des jeunes générations. Une nouvelle énergie anime désormais les ryokan : on voit des établissements séculaires qui redoublent de créativité pour préserver l’histoire qui s’est écrite entre leurs murs, où à l’inverse, des structures contemporaines stupéfiantes se dressent en brisant tous les codes, de l’accueil à l’architecture. Des ryokan flottants, des établissements pensés comme des parcs d’attractions culturels, ou maisons d’hôtes créées pour préserver des pratiques culturelles régionales ou autochtones. Loin d’être figé, le ryokan continue d’évoluer avec les usages et les sensibilités de son temps. C’est cette vivacité qui m’a totalement captivée, et que je souhaitais capturer dans cet ouvrage : rompre avec l’image immuable du ryokan, pour en montrer l’inspirante diversité.

AMC : Grâce à l’interview des Rie Yoshii, on comprend que le rôle d’okami - propriétaire ou directrice de ryokan - a évolué au fil du temps. Pourriez-vous nous en dire plus ?
AC : Le rôle d’okami, c’est à dire la directrice du ryokan ou la femme du propriétaire, fait partie des rôles « quasi-historiques » du ryokan. Traditionnellement, elle est représentée en kimono : elle accueille les convives dans l’établissement, s’enquiert du déroulé de leur séjour au dîner en tenant des discussions divertissantes, et porte même sur ses épaules le rôle d’ambassadrice de l’auberge au sein de sa ville. Ce rôle n’a pas toujours occupé la place emblématique qu’on lui prête aujourd’hui : l’image moderne a été portée par le boom économique et la montée du tourisme de loisirs. Un peu comme l’a souligné Yumi Yamaguchi, les auberges ont alors cherché à se distinguer des hôtels occidentaux à travers une hospitalité plus intime, incarnée par l’okami. Les médias ont contribué à amplifier les qualités de cette figure d’hôtesse dévouée et élégante. Mais cette image idéalisée s’est récemment révélée contraignante. Comme le souligne Rie Yoshii, beaucoup d’okami ont vécu une pression considérable, devant jouer sur plusieurs tableaux en se dédiant à gestion du ryokan comme de leur famille, tout en se tenant avec grâce. Elle s’est questionnée elle-même sur la pertinence d’un rôle genré à notre époque, puis à interrogé de nombreuses okami à travers le Japon sur leur ressenti pour soutenir sa thèse, et a pu voir à quel point, progressivement, une nouvelle génération a choisi de redéfinir ce rôle avec davantage de liberté. Cette évolution ne traduit cependant pas un rejet, mais une adaptation consciente aux réalités contemporaines.
Aujourd’hui, la fonction d’okami se transforme encore. Si certains ryokan s’en passent, d’autres la mettent d’autant plus en avant pour en préserver la valeur culturelle. L’hospitalité japonaise, comme le rappelle Yoshii, repose avant tout sur la relation humaine et la capacité à répondre à chaque hôte de manière individuelle. Elle célèbre la pluralité des interprétations du rôle d’okami aujourd’hui. L’omotenashi est donc une hospitalité vivante et en mouvement.

AMC : Quelle unique émotion, sensation ou parfum aimeriez-vous que vos lecteurs gardent en refermant vos lives ?
AC : J’aimerais que les lecteurs en retirent une curiosité renouvelée. J’espère sincèrement que ces livres leur donneront envie d’aller au-delà des portes closes, de prolonger cette complicité avec leurs hôtes, et de partir, à leur tour, à la rencontre de nouvelles personnes lorsqu’ils voyagent.
AMC : Quels sont vos futurs projets ?
AC : Nous travaillons sur de nombreux projets pour l’année prochaine, et souhaitons conserver l’invitation au voyage et aux rencontres qui définit notre maison. Il y aura bien sûr des city guides dédiés aux villes de Tokyo et de Kyoto, fondés sur les confidences de la communauté créative locale, mais également des projets plus thématiques et engagés en compagnie de nouveaux auteurs, dont j’ai hâte de vous faire part.
AMC : Un grand merci Chère Alexandra pour cet entretien. Nous sommes impatients de découvrir vos futures publications. Bonne continuation !
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Profil Instagram @AlexandraCaulea autrice-fondatrice des Éditions Komorebi
Ouvrages disponibles en versions française et anglaise :

Un guide particulier du Japon
Une invitation à voyager autrement, à prendre le temps et à créer des souvenirs durables. Ce guide met en lumière des trésors cachés, des expériences singulières et des récits d’artistes à travers tout l’archipel. Conçu pour les explorateurs curieux, il propose un Japon hors des sentiers battus, entre art, design et culture.

Ryokan : les nouveaux visages de l’hospitalité
Séjourner dans un ryokan, c’est découvrir l’hospitalité japonaise dans sa forme la plus raffinée. Loin des images figées, ces auberges traditionnelles témoignent aujourd’hui d’une étonnante vitalité. À travers une sélection d’établissements d’exception - des maisons familiales ancestrales aux créations contemporaines -, cet ouvrage met en lumière une nouvelle génération d’aubergistes qui réinventent la tradition tout en préservant un patrimoine précieux. Un regard sensible et documenté sur un art d’accueillir en pleine transformation.
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