Depuis peu, je me suis mis au vélo à Singapour. La silhouette du danger ne rode pas. Les routes sont immenses et les park connectors révèlent bien des secrets. En clin d'œil à OCBC Cycle Singapore qui a lieu cette semaine, quelques impressions poétiques sur mes nouveaux petits plaisirs…
J'écris ce poème comme je pédale sur mon vélo :
D'abord, prendre un bon bol d'air, respirer amplement et se lancer sur la route comme on se lance sur la feuille blanche.
Ensuite, s'obliger à prendre le temps, sans vitesse et sans horaire, rafraîchir ses pensées.
Enfin, renommer son vélo par le doux mot « bicyclette » qui dit mieux la curiosité de l'instant.
Se sentir seul dans la vie et la nuit, avoir le panorama urbain pour soi.

La lenteur est devenue une alliée et pourtant les paysages défilent. Se sentir libre. Ne plus respecter les signalisations, traverser, reculer, pédaler, tourner, sans les mains, sans les pieds.
Please don't mind all the gaps any more.
Retrouver le temps de s'arrêter là où tout va vite.
Sur le vélo on pourrait presque s'envoler
Se lever sans rire de la selle et virevolter
Le vol du vélo nous monte au nez
Entre les routes surchargées, les voies taxées, les chemins tout tracés, mes mains pédalent sur la feuille et les petits chemins tracent des mots oubliés des grands axes.
L'émotion et la douceur d'un soir sont au rendez-vous. La petite lumière rouge clignote à l'arrière. Plus aucun bruit de travaux, plus de traffic jam. La route est soudain plus grande et donne de l'espace à mes rêves. Je peux enfin flâner, respirer, m'émerveiller d'une beauté que Singapour ne révèle que la nuit.
East Coast Park Starbucks Big Splash 2:52 am la nuit appartient maintenant aux riders venus sillonner la côte en deux roues.
Amber Road 3am quelque chose n'existe que là
Le bike shop d'East Coast Park fonctionne à plein régime même la nuit.
Mon guidon mes freins ma selle mes pédales mon panier
Le ciel lui-même m'offre une lumière qui guide mon chemin
Et puis pédaler, ici, c'est aussi résister à la vitesse de cette ville. C'est une école de la patience : lorsqu'il n'y a plus de chemin pour traverser et que l'on doit passer par six feux rouges différents et autant de passage cloutés pour rejoindre le trottoir d'en face, la brise de l'air est douce mais l'attente est lourde.
Je ne parle pas du vélo de compétition ultra-performant sur lequel il est obligatoire de porter une combinaison spéciale avec le logo d'une grande banque dessus… non, je parle de la simple bicyclette, celle qui avance à coups de petites gorgées gourmandes et qui ne demande pas d'être la tête dans le guidon mais justement les yeux levés au ciel, à gauche, à droite, pour apprécier les merveilles du paysage, et parfois les bras en l'air pour s'élancer vers la liberté. La simple bicyclette qui couine et qui avance comme un nuage dans le ciel : avec lenteur, parfois poussé par le vent.
« Le vélo des amoureux », comme dit Philippe Delerm :
« C'est le contraire du vélo, la bicyclette. Une silhouette profilée mauve fluo dévale à soixante-dix à l'heure : c'est du vélo. Un adolescent en jeans descend de sa monture, un bouquin à la main, et prend une menthe à l'eau à la terrasse : c'est de la bicyclette. A bicyclette, on est un piéton en puissance, flâneur de venelles, dégustateur du journal sur un banc. A vélo, on ne s'arrête pas : moulé jusqu'aux genoux dans une combinaison néospatiale, on ne pourrait marcher qu'en canard, et on ne marche pas. Mais les vélos doivent renoncer à cette part d'eux-mêmes pour aimer – car on n'est amoureux qu'à bicyclette. »
Le vélo, c'est comme un poème à pédale. C'est un instant poétique car comme la poésie dans la vie, le vélo permet de s'arrêter à des endroits du chemin où on serait, d'habitude, passé trop vite. Faire du vélo c'est aller à contre-courant du mouvement quand tout va trop vite ; la poésie, elle, sait prendre son temps et s'intéresser aux choses minuscules, sans courir dans la masse, avec douceur, car rien n'est grand sans le minuscule.
Ils sont des centaines accrochés aux parcs à vélos des stations MRT, sur deux étages, comme un musée en plein air : des rouillés, des énormes, des roses avec paniers blancs, des noirs à grosses roues, de tout fins taillés pour la compétition.

Faire du vélo à Singapour, c'est découvrir des parcs cachés au milieu des quartiers résidentiels, c'est sentir le curry mijoter près des maisons ouvertes, c'est entendre la musique, les prières récitées et sentir les encens brûler aux abords des temples, c'est sentir le frémissement du vent – cette climatisation gratuite – qui nous souffle de bons mots à l'oreille. C'est observer l'arrière des maisons qui n'a rien à voir avec l'uniformité des façades. C'est un dialogue de proximité avec la ville. La ville sans écran et sans écouteur. Une façon d'ouvrir les yeux pour fermer les machines. C'est prendre le temps de revisiter la ville.
C'est aller au travail à vélo et faire de chaque trajet une aventure, c'est se perdre et flâner dans des rues inconnues, se retrouver au milieu des HDB, assister par hasard à une fête de quartier, un opéra, un concert, regarder les enfants créer des mondes mystérieux sur les playgrounds, tout en levant la tête vers le linge qui sèche aux fenêtres : toutes les couleurs de la vie en train de sécher au soleil !
Faire du Poème à Singapour, c'est pédaler dans les mots pour raconter cette ville en la visitant chaque jour comme au premier jour. Faire de Singapour un poème, c'est rouler sur les routes qui tracent les petits riens, c'est s'aventurer comme un explorateur, un vagabond, c'est se sentir nomade dans sa propre ville, c'est trouver l'alternative et contester la vitesse dominante qui freine les consciences marginales comme les guidons les plus inspirés.
C'est réécrire une route sur le grand poème de la ville.
Allez, pour terminer sur un petit coup de pédale humoristique, voici une fable célèbre revisitée par un anonyme, qui nous vient tout droit de la vélorution française :
La bagnole et Chtivélo
La bagnole ayant roulé
Tout l'été,
Se trouva fort dépourvue
Quand la crise fut venue :
Plus un seul petit courant
D'essence ou de carburant.
Elle alla crier besoin
Chez Chtivélo, son voisin,
Le priant de lui prêter
Un bidon pour subsister
Jusqu'à la saison nouvelle.-
"Je vous paierai, lui dit-elle,
Dès avril, foi de bagnole,
Deux cents litres de pétrole."
Chtivélo n'est pas débile :
C'est là son moindre défaut.
"Que faisiez-vous au temps chaud ?
Dit-il à l'automobile.
- Nuit et jour à tout venant,
Je polluais à mon aise.
- Vous polluiez, c'est balaise !
Pédalez donc, maintenant."
Marien Guillé (www.lepetitjournal.com/singapour) mercredi 2 avril 2014
Les CHRONIQUES DU POETE DE PROXIMITE sont une manière différente de réagir à l'actualité. Lepetitjournal a donné carte blanche à Marien Guillé, pour qu'il laisse courir sa plume et vous propose, chaque semaine, le mercredi, à la place des brèves, un regard poétique sur les sujets qu'il aura glané à Singapour et qu'il lui prendra la fantaisie d'évoquer sous des formes variées.
