Loïc Jacob et Chun-Liang Yeh ont chacun des parcours distincts, avec pour point commun, celui d’être étrangers au monde de l’édition : le premier, d’origine française, a suivi un cursus d’Histoire du droit, et le second a quitté Taïwan, son île natale, pour venir étudier l’architecture en France. Pourtant, ils ne vont pas hésiter à abandonner leur carrière respective, pour se lancer dans une folle aventure : celle de la création, en 2007, d’une maison d’édition, spécialisée dans le secteur jeunesse… Et qui ne ressemble à aucune autre, constituée de "portes" sur le monde, "et non de simples fenêtres" selon l’expression de Loïc Jacob. La maison HongFei, ce "grand oiseau en vol", est guidée par une ligne libre, et qui, cependant, porte moins sur l’évasion que sur l’expérience. Celle, troublante, que l’on fait de l’autre et de l’inconnu. Celle qui nous transforme.
Le Petit Journal Shanghai : Vous avez tous les deux suivi des cursus très différents, et n’ayant aucun lien avec le monde de l’édition… Comment vos chemins se sont-ils croisés ? Qu’est-ce qui vous a poussé à créer une maison d’édition ?
Loïc Jacob : C’est vrai… Nous nous sommes rencontrés en 1992, à Reims. Chun y apprenait le français, et se préparait à intégrer une école d’architecture à Paris. Moi à cette époque je terminais mes études de droit. Chacun de nous a poursuivi son parcours dans un premier temps : Chun comme architecte, et moi comme professeur d’Histoire du droit. Mais Chun comme moi, avions, dans nos métiers respectifs, l’envie de faire résonner entre elles nos deux cultures… Au fil de nos échanges nous nous sommes aperçus que nous partagions les mêmes paysages mais que nous ne ressentions, ni n’exprimions les choses de la même manière. On s’est beaucoup interrogé là-dessus, et nous nous sommes alors demandé quel projet culturel commun pouvait répondre à notre attente : la rencontre des cultures, chinoise et française… Non pas dans le but de les faire connaitre l’une à l’autre, l’enjeu n’est pas de faire connaitre la France aux Chinois ni inversement, mais bien pour créer quelque chose de nouveau à partir de cette rencontre.
Ce projet aurait donc pu prendre une autre forme qu’une maison d’édition ?
LJ : Absolument. C’est grâce à Chun, qui a eu l’occasion de travailler pendant quelques mois dans le secteur de l’édition spécialisée en design et architecture, entre la France et la Chine. Ça a été le déclic ! Faire des livres... A partir de là, nous avons réfléchi à plusieurs options : nous voulions éditer de la littérature, mais nous voulions aussi travailler avec l’image. Nous avons bien sûr pensé aux beaux livres, mais c’est un produit cher et difficile à vendre. Nous nous sommes alors dirigés vers la jeunesse... Un secteur que nous ne connaissions ni l’un ni l’autre ! Mais en littérature jeunesse, nous avons rapidement remarqué qu’en matière de rencontre des cultures, tout était à faire : quand il est question de la Chine dans un ouvrage jeunesse en France, il est souvent question d’apprentissage, c’est très didactique. Ou alors il s’agit de contes, et cela « fixe » l’authenticité. Il n’y a pas de Chine ailleurs que dans le conte, sinon elle n’est pas considérée comme authentique... Et le conte possède par nature une certaine supériorité : il est sage. Mais là aussi, la sagesse fixe les choses : elle est là, on ne se donne pas de mal à l’atteindre. Elle représente une sorte d’âge d’or. Nous nous sommes donc lancés sur ce terrain : la « fréquentation » des cultures et non leur connaissance à proprement dit. Comment elle se frotte l’une à l’autre, les émotions qui surgissent de cette rencontre…
Comment y parvenez-vous ?
LJ : Le premier travail de "fréquentation" a été d’aller chercher des textes d’auteurs chinois - et non des textes chinois, j’insiste - et de les faire lire à des illustrateurs français, à qui nous avons demandé, à travers ces textes, de faire résonner leur propre culture.
Il s’agit donc d’un véritable travail de création, non pas une simple interprétation du texte. Quels sont les objectifs ?
LJ : Oui, c’est le cœur de la démarche, et cela, même s’il s’agit d’une commande auprès d’un illustrateur. Nous ne voulons pas voir de la Chine dans ses illustrations, mais nous voulons l’y voir lui. S’il sinise ses dessins, c’est qu’il trouve que cela est plus juste. Il n’y a pas d’exotisme gratuit dans les ouvrages que nous publions. Le seul objectif est de créer un livre pour un enfant, et non un livre documentaire.
Chun-Liang Yeh : On ne doit pas rechercher comme objectif que l’enfant soit heureux, mais on doit obtenir comme résultat que l’enfant soit heureux dans sa lecture.
LJ : Donc ce n’est pas nous qui commandons ce que l’enfant doit ressentir. Toute une partie de la maison HongFei n’a aucun lien avec la Chine, puisqu’il s’agit avant tout de ressentir des émotions, une sensibilité dans l’histoire écrite et illustrée. La question n’est pas de se sentir « un peu Chinois ou autre » mais bien de ressentir l’émotion que le personnage - chinois ou autre- expérimente.
Néanmoins dans l’ouvrage Confucius toute une vie, les traits des illustrations sont sinisés…
LJ : Oui mais aucun Chinois ne représenterait Confucius, ni même les paysages, de cette façon. Clémence Pollet, l’illustratrice, s’est appropriée le texte, et n’a pas « joué à être Chinoise ».
C-LY : Elle est très cultivée, elle connait très bien la peinture de la Renaissance. On le retrouve dans les formes, les couleurs, tout en étant nourri par la culture chinoise. Il ne s’agit pas d’une représentation conventionnelle de la Chine. Nous n’enfermons pas les illustrateurs dans un schéma. Il n’est pas nécessaire de passer par le cliché pour accéder au sens de l’histoire…
Les auteurs et les illustrateurs échangent-ils entre eux lors de la conception d’un ouvrage ?
LJ : Non, nous ne les mettons pas en rapport. Les auteurs ont parfois beaucoup de mal à lâcher prise sur leur texte. Ils se créent leurs propres images… Nous, en revanche, nous voulons que la fréquentation du texte soit l’occasion pour l’illustrateur d’être créateur et non pas concrétiser ce que l’auteur voudrait voir...
Comment choisissez-vous auteurs et illustrateurs ?
LJ : Au début, c’était compliqué. On était très seuls ! Le fond de littérature chinoise s’est avéré être une source essentielle pour trouver des auteurs classiques, disparus ou contemporains. Puis au fil du temps nous nous sommes faits connaître, et ainsi des books et des projets nous ont été proposés. Et aujourd’hui nous pouvons solliciter plus aisément auteurs et illustrateurs pour travailler avec nous.
Lorsque nous lisons un texte, nous avons l’intuition d’un illustrateur, on se met alors d’accord tous les deux, mais nous n’avons jamais une idée de la forme que cela prendra. On a en tête un tempérament… et nous choisissons l’illustrateur en fonction de ce tempérament !
Et vous êtes toujours d’accord ?
LJ : On se met d’accord.
C-LY : On discute d’abord. On échange beaucoup en amont. Lorsqu’on choisit un projet et qu’on le commence, c’est que nous sommes d’accord. C’est au début que nous sommes très attentifs. On doit parfois convaincre l’autre... Mais une fois le choix acté, on y va.
LJ : Et s’il n’y a pas de désaccord au cours d’un projet, c’est aussi parce qu’il y a une répartition précise des tâches. Chun s’occupe de la direction artistique. Il est l’interlocuteur des auteurs et illustrateurs. J’ai toute confiance. Moi j’interviens si un auteur ou un illustrateur réagit moins bien au travail d’accompagnement. Il y a des egos plus ou moins matures…
Le catalogue d’une maison d’édition est essentiel, c’est lui qui est garant de sa ligne. Comment élaborez-vous celui de HongFei ?
C-LY : Nos choix sont constitutifs de la création de notre catalogue. Ainsi, il se définit aussi par ce que nous ne publions pas.
LJ : Nous sommes des créateurs de livres, donc le catalogue doit être un ensemble cohérent, dans lequel un livre s’intégrera grâce à celui déjà présenté. Nous devons être très attentifs à cela. Au début, nous avons fait des choix par intuition, qui ont dirigé la maison, son évolution. Aujourd’hui la ligne s’est renforcée. Dès le début, le fil directeur a été : ne pas connaitre l’autre mais ce rapport que l’on a en se « frottant » à lui. Et ce en quoi ça transforme notre vie. Notre projet est viscéralement lié à l’altérité. Nous publions uniquement des ouvrages liés à cette émotion générée par l’expérience de l’autre.
Aujourd’hui votre catalogue compte 90 titres et 8 collections différentes. Il est plutôt structuré.
LJ : Oui d’ailleurs c’est drôle, nous avons créé ces collections au tout début, pour aider le lecteur à se repérer, à trouver le livre qu’il cherche au sein d’un ensemble défini. Aujourd’hui nos livres sont pour la plupart publiés… hors collection ! Et hors gabarit…
HongFei est une maison d’édition française. Certains ouvrages sont-ils traduits dans d’autres langues ?
LJ : Nous commençons à vendre les droits depuis 3 ans sur les marchés internationaux. Une partie de nos livres est publiée à Taiwan et en Chine, et bientôt en Corée, en Colombie, et au Canada. C’est un travail de longue haleine, qui nécessite un catalogue construit, afin que les autres éditeurs comprennent bien l’intention de la maison, la compréhension de notre démarche… C’est primordial pour nous.
Comment vos livres sont-ils reçus par le public ?
LJ : Les ouvrages ont été très vite appréciés. On le sait car, au début, les éditeurs ne sont pas vendus par des libraires mais sur des salons. On a participé à énormément de salons pour se faire connaitre, créer un réseau… et nous y avons de suite très bien vendu, et fidéliser un public. Cette vente directe nous a beaucoup apporté, nous avons été à l’écoute des retours que nous recevions et nous avons accédé à certaines demandes récurrentes, comme l’ajout de postface aux livres.
C-LY : Ce sont les adultes qui achètent pour les enfants, et ils sont souvent peu familiers avec les sujets dont il est question, et doivent être rassurés quant à leur compréhension. La postface permet, sans tomber dans l’exotisme, d’anticiper les questions que le lecteur français pourrait se poser. C’est un geste pour le lecteur, pour lui permettre d’entrer entièrement dans le livre, mais ce n’est en aucun cas une indication de lecture.
Cela permet aussi de faire le lien avec la maison d’édition car « HongFei » n’est pas un mot anodin…
LJ : Absolument. Nous l’avons emprunté à un poète chinois du XIème siècle et qui signifie « Grand oiseau en vol » décrit comme allant « librement à l’Est et à l’Ouest ». Dans le poème, cet oiseau laisse ses traces dans la montagne enneigée mais ne s’attache pas à elles. Pour nous, l’idée est d’être créateurs de traces, mais non de lectures : c’est le lecteur qui va lire ces traces-là et il en fera ce qu’il en veut. Il va décider si ces traces l’interpellent ou non. C’est toute la qualité littéraire que nous souhaitons insuffler dans la maison. C’est ce qui laisse le lecteur libre… Ça ne plait pas à tout le monde. Chaque lecteur est le créateur du livre. L’enfant trouvera ce qu’il pourra, ce qu’il voudra, dans les histoires que nous créons, mais nous ne décidons pas de ce qui doit l’émouvoir. Nous ne faisons pas des livres de connaissances. Nous passons par la fiction, mais aussi par la littérature. Et en littérature jeunesse, on se prive en général beaucoup de littérature, parce que justement les adultes ont trop souvent le souhait que les enfants trouvent telle ou telle chose dans les livres, ils ne sont pas assez soucieux que l’enfant soit libre.
Comment envisagez-vous l’avenir de HongFei ?
C-LY : C’est une question essentielle : grandir… ou non ? Augmenter le nombre de titres par an - actuellement de 9 à 12 - suppose un changement d’organisation… et dans quel but ?
Avec le temps nous avons décidé de ne pas aller dans ce sens mais plutôt de se concentrer sur la promotion de chaque titre. Pour que chacun des ouvrages soit un soutien économique de la maison, et ainsi renforcer la spécificité de celle-ci. L’objectif est désormais de dégager une marge de temps et d’énergie pour que les auteurs trouvent leur public. Pour donner une scène aux créateurs de France et de Chine, pour être vus et entendus…et compris ! Bien sûr cela passe par l’achat, ou la cession des droits, mais aussi par « l’acte de création » en lui-même. Les Chinois impliquent de plus en plus d’étrangers dans le domaine de la création, avec l’intuition que la transmission passe par la création. C’est bon signe pour une culture, de ne pas avoir peur de ce qui vient de l’extérieur, de penser que la transformation permanente ne la dénature pas, bien au contraire. Ainsi aujourd’hui, on ne peut pas vraiment savoir avec qui nous travaillerons dans quelques années…
Étiez-vous déjà venus à Shanghai ? Quelles impressions avez-vous de la ville ?
LJ : C’est la première fois aujourd’hui !
C-LY : Même à l’échelle de cette mégalopole, je ne me sens pas isolé ou perdu. C’est très curieux… Je suis venu à Shanghai pour la première fois en 1998. Vingt ans après, on ne peut pas dire que ce soit la même ville… mais je la trouve touchante. Les choses ont changé mais je trouve les gens attachants. On travaille dans la culture, donc pour les gens… J’ai délaissé le métier d’architecte pour l’édition…
LJ : Tu as construit une autre maison !
Pour découvrir les Editions Hongfei : www.hongfei-cultures.com