La Chine est connue pour être devenue, en moins de trente ans, l’usine du monde. Bien que ce soit toujours vrai, c’est toutefois de moins en moins le cas. Les raisons sont multiples.
D’abord il faut noter une forte augmentation des salaires, qui est une tendance bien identifiée depuis près de quinze ans, et qui se confirme chaque année, au fur et à mesure que la Chine s’enrichit : entre 2005 et 2019, le salaire horaire moyen d’un ouvrier chinois a augmenté de plus de 400% (de 8 RMB à près de 40 RMB de l’heure).
A cela s’ajoute la baisse de la population active, conséquence directe de la politique de contrôle des naissances. En 2017, celle-ci est passée en dessous de la barre du milliard de travailleurs, dont encore environ 30% dans l’industrie. Ils devraient être 830 millions en 2030.
Il y a également de nouvelles préoccupations environnementales, sacrifiées lors de la première phase d’industrialisation. Depuis, le gouvernement s’est fixé des objectifs de réduction de son impact sur l’environnement, qui pèsent sur les coûts de production. Et même si, dans le contexte actuel de croissance ralentie, la lutte contre la pollution perd en intensité, il n’y aura pas de retour en arrière.
Il faut également prendre en compte la tertiarisation de l’économie chinoise. Au cours de son développement, la part dans le PIB des secteurs primaire (7% en 2018) et secondaire (41%) s’est réduit au profit des activités tertiaires (52%). Ce nouvel équilibre montre que l’emploi se déplace en suivant le modèle des économies les plus développées pour lesquelles la part de l’industrie est largement en dessous avec 20% pour l’Allemagne ou 12% pour la France.
Enfin, les effets de la guerre économique lancée par les Etats-Unis, mettent également l’industrie chinoise sous pression. L’augmentation des droits de douanes qui en découlent sont une raison de plus pour les groupes étrangers de relocaliser leurs usines dans les pays aux coûts du travail moins élevés. C’est le cas du coréen Samsung, qui vient de fermer sa dernière usine dans le pays, à Huizhou, après 27 ans d’activité, pour rouvrir en Inde et au Vietnam. Avec son départ, elle signait aussi la mort de 100 de ses fournisseurs dans le Guangdong et de milliers d’emplois. Une tendance qui cohabite avec la tentation des pays d’Europe et d’Amérique du Nord de rapatrier ce qui peut l’être sur leur marché domestique, en faisant le pari de l’usine du futur. Cette stratégie n’est pourtant pas toujours gagnante, comme le montre l’échec récent d’Adidas, contraint de fermer ses deux « Speedfactories » implantées en Allemagne et aux Etats-Unis, parce qu’elles ne tenaient pas leurs promesses en termes de retour sur investissement et de flexibilité – avec à la clé un retour de la production en Asie !
Les planificateurs chinois n’ont pas attendu les effets de la récente crise pour lancer leur offensive. Ils se sont d’abord inspirés du plan « Industry 4.0 » allemand, qui se trouve, à son échelle, dans la même situation, voulant faire basculer son industrie dans le monde numérique.
La différence est que la Chine part avec du retard : les entreprises chinoises sont en effet peu automatisées comptant environ 50 robots pour 10 000 travailleurs, contre plus de 500 en Corée du Sud ou 300 en Allemagne. Il y a même urgence pour éviter que la Chine ne se trouve coincée entre la double compétition des pays à plus bas salaires et ceux aux moyens de production plus avancés.
C’est tout l’objectif du plan « Made in China 2025 » lancé en 2015. Il vise à restructurer en profondeur le parc de production national, en mettant la priorité sur dix secteurs comme le transport aérien, terrestre et maritime, l’énergie, l’agriculture ou la santé. Il ambitionne aussi qu’une dizaine de firmes chinoises deviennent des leaders mondiaux en ces domaines clés d’ici 2025, et que la Chine atteigne le rang de superpuissance technologique globale en 2049.
BOE Technology, géant chinois fondé en 1993 devenu en quelques années seulement le leader mondial des écrans, est l’un des exemples de réussite du plan décennal. Parmi ses 12 usines chinoises, celle de Pékin est un véritable laboratoire des nouvelles technologies manufacturières : une usine presque sans ouvrier, véritable concentré de capteurs et de robots, avec au cœur une intelligence artificielle capable d’identifier les types de malfaçons au cours du processus de production. Cela représente une économie de 50% du coût du travail. La technologie en place permet à cette usine d’être 300 fois plus rapide qu’une usine « classique ». Deux autres usines de ce type, à Chongqing et Suzhou, seront opérationnelles d’ici 2023.
Même les leaders européens et nord-américains intègrent cette évolution pour leurs usines chinoises, comme Ericsson, Honeywell, Tesla ou Schneider Electric. Ce dernier, leader de la gestion d’énergie et des automatismes, investit dans ses usines du futur sur tous les continents, dont deux en Chine. La toute dernière, ouverte cette année près de Pékin, est une véritable vitrine pour le groupe qui en attend un retour sur investissement très rapide en deux ou trois ans, et des taux de rendement en augmentation de 15 à 20%.
C’est que l’enjeu est vital. L’usine dopée à l’IA et à la robotisation, fait partie d’une chaîne de valeur dans laquelle tous les maillons doivent communiquer en temps réel. C’est notamment sur ce créneau de l’« informatique industriel» que Dassault Systèmes cherche à se spécialiser auprès de ses clients chinois. Pour ce géant français, il s’agit de digitaliser les usines pour mieux maîtriser le flux des données entre toutes les étapes, de la R&D à la production, en passant par la logistique, les fonctions de gestion et la relation clients. Grâce à sa plateforme numérique, Dassault propose une solution permettant le contrôle et le pilotage des usines de demain pour en garantir la flexibilité, l’accroissement des performances et l’économie d’énergie.
Le gouvernement chinois, qui s’est fixé l’objectif de doter son industrie d’un nouvel avantage compétitif à l’horizon 2049, est donc en train d’opérer un tournant décisif pour l’avenir économique du pays. Ce sont quelques 100 millions de travailleurs, employés au cœur du système industriel chinois, qui pourraient être menacés, selon le Bureau National des Statistiques. A l’heure où les usines deviennent digitales, la réussite sera donc en partie conditionnée par la bonne reconversion d’une partie des travailleurs, au risque de voir remise en cause la stabilité sociale du pays.
Par Jean Dominique SEVAL