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REGARDS CROISES - A quoi pensent les Chinois en regardant Mona Lisa ?

Écrit par Le Petit Journal Shanghai
Publié le 1 janvier 1970, mis à jour le 13 décembre 2013

Macabres. C'est un des termes qu'emploie Wu Hongmiao, doyen du département de français de l'université de Wuhan, pour décrire nos musées. Christine Cayol, philosophe et créatrice de la maison Yishu 8 à Pékin, est partie de cette découverte pour, en dialogue avec le professeur Wu, s'interroger sur la pensée chinoise face à nos musées et nos chefs d'oeuvre. L'essai qui en résulte, A quoi pensent les Chinois en regardant Mona Lisa, est l'occasion d'aborder le terreau culturel dans lequel chacun des deux regards, chinois et occidental, se construit.

Chaque regard sur une oeuvre est différent. "Ce n'est d'abord pas une question de nationalité," rappelle Christine Cayol. Mais un regard est aussi déterminé par ce qui a été vu avant que la personne ne soit autonome. "J'ai par exemple le souvenir de la Joconde, dans nos manuels scolaires dès 8 ans, ou les oeuvres de Giotto et Fra Angelico dans les cours de catéchisme". Cet arrière-fond culturel, ce patrimoine, intervient dans la construction préalable du regard. "Dès notre plus jeune âge existe cette intégration, comme des strates de sédimentation profonde de notre inconscient."

Christine Cayol, auteure du livre

Héritage inconscient
Mais cet héritage, nous ne le voyons pas. "C'est un point aveugle tel que défini par le philosophe François Jullien." D'où notre surprise quand nos musées sont qualifiés de macabres. Et pourtant, avec du recul, il est vrai que la mort est un thème récurrent, qui a longtemps inspiré les artistes, à travers par exemple les mythes et tragédies grecs. Via aussi la crucifixion de Jésus. Wu Hongmiao s'étonne qu'il y ait autant de croix quand il arpente nos musées.  C'est donc à ce niveau qu'intervient une différenciation du regard due à la nationalité.

"Mona Lisa est sans guanxi"
Les Chinois ont dès lors une perception différente des chefs d'oeuvre occidentaux, dont peut-être le plus connu d'entre eux, La Joconde. Pourquoi les Chinois reconnaissent en Mona Lisa un chef d'oeuvre? "Parce qu'elle représente la quintessence de la beauté pour les Français" imagine Wu Hongmiao. "Ce n'est pourtant pas ce que les Français diraient" explique Christine Cayol. Elle est belle, mais ce n'est pas la plus belle. C'est sa présence énigmatique qui touche. On ne sait rien d'elle, on ne sait pas qui elle est. "C'est le portrait d'une personne sans attribut, sans rang social, ce qui était différent de ce qui se faisait à l'époque." On aborde du coup une première grande différence culturelle entre Chine et France. Car si ce n'est personne, pourquoi l'a-t-on peinte, se demande un Chinois, pour qui il est important de relier les personnes à leur cercle, à leur statut social. Ici, "Mona Lisa est sans guanxi". Elle montre donc, selon le regard occidental, l'émergence de la notion de personne, l'individualisation de plus en plus forte, la nécessité de se différencier du groupe.

Impressionnisme oriental
L'attirance des Chinois pour nos impressionnistes est l'occasion d'aborder une autre différence. L'arrière-plan culturel chinois, ce sont les paysages de montagne et d'eau, la lune, la nature, le yin et le yang. "Ils ont une prédilection pour les transitions, le passage, le mouvement, avec des thèmes comme la brume ou le changement de saison. Ils sont du coup sensible au pinceau en mouvement qui ne fige pas les choses, mais qui accompagne l'impression qu'elles nous font." Ils retrouvent cela dans l'impressionnisme, qui n'arrête pas les choses, ou le coup de pinceau est apparent, "comme la fin d'un trait de calligraphie".

Mais l'art occidental est en général beaucoup plus dans l'affirmation de l'être. "On capte un instant, et on le fige dans l'éternité, comme une photo." Les visages sont par exemple bien mis en avant, détaillés, distincts. Alors que si on regarde la peinture de Shi Tao, les deux amis sous la Lune, les personnages sont tout petits, perdus dans le paysage, en fusion avec la nature.

Un occident bavard et fou du roi
L'essai aborde aussi le thème de la fonction de la peinture. Côté occidental, elle cherche à "dire le monde". Car l'occident est bavard, féru de messages oraux, à l'exemple des annonciations bibliques. Mais côté oriental, il s'agit de "transmettre les souffles vitaux, l'énergie du monde, comme pour le tai-shi ou la calligraphie". Cette différence se retrouve dans les peintures : alors que tout est peint d'un côté, de l'autre, le vide, forme de silence, a toute sa place.

Autre fonction de la peinture occidentale, celle de fou du roi. Un personnage présent dans toutes les cours d'Europe, là pour déranger le roi sans le déstabiliser. L'artiste joue aujourd'hui ce rôle dans nos codes occidentaux, ce qui explique en partie pourquoi Ai Weiwei est tellement apprécié dans nos pays. Pour Wu Hongmiao, cela renvoie à la capacité du pouvoir à intégrer la contestation. "Mais c'est différent dans la culture chinoise, et de manière bien antérieure au parti communiste", explique Christine Cayol. "Si une personne n'est pas contente, alors elle part dans la montagne, dans un ermitage, car il y a un respect de la hiérarchie et des anciens."

Continuité du temps
L'auteure retient d'ailleurs "une très grande beauté et une vraie force dans la vision chinoise." Il y a une prise en considération de ce qui a existé et été crée avant nous. "Cette vision nous replace dans la réalité du temps, compris en Chine en terme de continuité, et non en terme de rupture comme chez nous. Je comprends mieux maintenant pourquoi le portrait de Mao est toujours accroché place Tian An Men. Il s'agit pour les Chinois d'un respect de ceux qui nous ont fait, sans nier les côtés négatifs".

Dans un monde où les frontières culturelles sont de moins en moins étanches, les étudiants en beaux-arts chinois maîtrisent maintenant à la perfection l'acrylique, la perspective et autres techniques de l'art occidental. L'arrière-fond culturel se développe donc. Cela ne signifie pas pour autant la réduction de la différence de regards sur les oeuvres d'art. Seuls le pourront "les artistes capables de s'imbiber, de s'imprégner comme ils l'ont toujours fait, à l'exemple de Monet et ses estampes japonaises à Giverny".

Rediffusion à l'occasion de la venue de l'auteur à Shanghai le 20 novembre 2013, dans le cadre du cycle de conférences du CFS. 

Joseph Chun Bancaud (lepetitjournal.com/pekin) Lundi 25 novembre 2013

Le Petit Journal Shanghai
Publié le 24 novembre 2013, mis à jour le 13 décembre 2013
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