Il y a un mois, le député bolsonariste Daniel Silveira était arrêté après avoir posté une vidéo haineuse contre la Cour suprême. Une réponse forte du pouvoir judiciaire, qui a cependant ouvert une autre brèche.
La vidéo dure 19 minutes. Crâne rasé, poitrail bombé du bodybuilder protéiné, un homme y crache sa haine contre les magistrats du Tribunal Suprême Fédéral (STF), la plus haute instance juridique du pays. Le "STF mes c…" balaye-t-il, avant d’insulter certains de ses juges nommément. Les mots sont violents, menaçants. Glaçants, même, quand il évoque avec admiration l’AI-5, l’Acte Institutionnel numéro 5, celui qui, en 1968, avait marqué le durcissement de la dictature militaire. A l’époque, on avait destitué des députés, des sénateurs. "Et même 3 juges du STF", rappelle-t-il, ironique. "Juste pour vous laisser un petit message".
Postée le 16 février, la vidéo fait grand bruit. Pour son contenu bien sûr, mais aussi pour son auteur. L’homme qui parle est un député fédéral, ancien policier militaire, soutien actif du président Jair Bolsonaro. S’il est connu pour ses outrances (il est déjà cité dans 2 enquêtes pour actes anti-démocratiques et diffusion de fake news), il a défrayé la chronique avec ce post.
« Boi de piranha » (Bœuf à piranha)
La réaction cependant ne tarde pas, et elle aussi surprend l’opinion publique. Un juge du STF fait en effet arrêter illico le député, qui passe la nuit au poste. Décision confirmée dès le lendemain par les 11 magistrats du Tribunal Suprême, pour une fois unanimes. Daniel Silveira est alors placé en détention, malgré son immunité parlementaire.
Dans les jours qui suivent, les projecteurs se braquent sur la Chambre des députés. Selon la constitution brésilienne, la prison d’un député doit être confirmée par ses pairs. Le vote est incertain : 15 jours plus tôt, la Chambre a élu un nouveau président, Arthur Lira, candidat du centrão (le gros centre faiseur de rois) et allié de Bolsonaro. La même majorité de circonstance va-t-elle s’opposer à la justice, au risque de renforcer encore l’image du "tous pourris" ? Ou va-t-elle cette fois céder à la pression et sacrifier l’un des siens ?
Comme le résume le chroniqueur politique Weiller Diniz, interrogé par la Folha de São Paulo, Daniel Silveira va finalement faire office de "boi de piranha", ce bœuf malade ou blessé que l’on fait passer à gué devant les autres. Les piranhas se jettent alors sur lui pour le dévorer, permettant au reste du troupeau de traverser la rivière en toute sécurité.
Amendement « de l’impunité »
En fait de troupeau, c’est un amendement constitutionnel que les députés tentent de faire adopter, en même temps qu’ils approuvent très largement la prison de leur collègue, par 364 voix contre 130. Un amendement sur un sujet devenu soudain très urgent, en pleine crise sanitaire et économique : leur immunité.
En moins d’une semaine, un texte est pondu, signé par 190 députés et inscrit à l’ordre du jour de la Chambre, sans passage en commission ni débat public. Le but est simple : limiter la possibilité d’emprisonner un député et restreindre les prises de la justice sur un parlementaire à des cas extrêmes. Des déclarations comme celles du député Silveira ne seraient plus jugées que par la commission d’éthique de l’assemblée - commission connue pour sa clémence avec les siens. Idem pour les affaires de corruption - ils seraient près de 200 parlementaires concernés, dont le président Lira lui-même.
Cependant la manœuvre est trop grossière pour prospérer. La PEC (proposition d'amendement - emenda en portugais – constitutionnel) dite de l’immunité est très vite rebaptisée "PEC de l’impunité". Le sacrifice du député boi de piranha n’aura pas permis de passer en douce. Sans majorité des 2/3 en vue pour l’adopter, et face à la menace d’inconstitutionnalité, le président de la Chambre est obligé de tempérer, puis de reculer. L’affaire s’enlise depuis.
« C’est un crocodile »
En réalité, c’est une autre brèche qu’a ouverte le STF en emprisonnant le député Silveira: celle de l’usage de la Loi de Sécurité Nationale. Car c’est en vertu de ce texte que le député a été mis en prison, une loi héritée – le comble pour lui – de la dictature militaire.
Faute d’avoir été abrogée ou réécrite, cette loi est de fait toujours en vigueur. Même si sa dernière version de 1983 ne prévoit plus de condamnation à mort, elle conserve des aspects datés, comme une peine de 1 à 4 ans de prison pour ceux qui "offensent la réputation des présidents de la République, du Tribunal suprême, de la Chambre et du Sénat." Le tout est de prendre la personne incriminée en flagrant délit ; cela vaut pour un post sur les réseaux sociaux, analyse le STF, car sa diffusion est continue.
Sauf que c’est le même argumentaire qui permet au pouvoir actuel d’inquiéter des personnalités qui le critiquent, en vertu de la même loi dont ils usent et abusent depuis 2018. Opposants politiques, journalistes, activistes et influenceurs sont ainsi régulièrement visés par des procédures déclenchées par des proches du président, voire par le ministre de la Justice lui-même. Comme une impression de déjà-vu, quand la dictature avait sa police politique. Dernier épisode en date : les poursuites déclenchées par un fils du président contre le Youtuber Felipe Neto, qui a vu la police débarquer chez lui, le 15 mars dernier, après qu’il avait traité Bolsonaro de président génocide. La procédure a depuis été jugée illégale.
Pour le constitutionnaliste Conrado Hübner Mendes, interrogé par le site G1, "Il aurait mieux valu que le STF mette le député Silveira en prison préventive", pour contenir les risques d’obstacle à la justice, plutôt que pour "flagrant délit" selon un fondement somme toute douteux et source d’ambiguïtés juridiques. Il devient donc urgent selon lui que la cour suprême fasse un travail de "raffinement de la jurisprudence", autrement dit de clarification pour distinguer ce qui relève de cette loi et ce qui doit rester en dehors de son champ d’application. Au risque sinon, comme on le voit aujourd’hui, de mettre au (même) panier un citoyen qui use de sa liberté d’expression et un parlementaire qui en abuse, attaquant à la base le régime dont il est un acteur majeur : la démocratie.
Après tout, les confusions ne sont pas si difficiles à dissiper, selon Weiller Diniz, qui aime citer ce vieux proverbe politique: "s’il a les yeux d’un crocodile, les pattes d’un crocodile, la queue d’un crocodile : c’est un crocodile."