Édition internationale

Interview avec Emmanuelle Sinardet : peut-on mettre fin au narcotrafic en Équateur ?

Emmanuelle Sinardet est directrice du Centre d’Études Équatoriennes et professeure de civilisations américaines à l’université Paris-Nanterre. A la suite de la déclaration de conflit armé interne par le gouvernement équatorien en janvier 2024, lepetitjournal.com l’a interviewée pour mieux comprendre les causes et les enjeux de la crise. Alors que l’Équateur vit un nouveau moment de crise, cette fois-ci diplomatique avec le Mexique, un retour sur la situation actuelle du pays semble plus que jamais nécessaire.

Armée équatorienne © somosnewsArmée équatorienne © somosnews
Écrit par Ida Gourlaouen
Publié le 13 avril 2024

La situation actuelle en Équateur

Ce dimanche 7 avril, le couvre-feu en vigueur depuis trois mois a pris fin. En revanche, le gouvernement a récemment décrété le maintien du conflit armé interne déclaré le 9 janvier dernier, avec les mesures d’exception que cette décision implique, notamment en ce qui concerne les pouvoirs exceptionnels accordés à la police et l’armée. Un référendum est d’ailleurs programmé le 21 avril dans le but de renforcer les mesures sécuritaires de lutte contre le narcotrafic, à l’initiative du président Daniel Noboa.

Une intense campagne juridique de lutte contre la corruption, étroitement liée au narcotrafic qui gangrène le pays, a parallèlement été menée sous le nom de “Métastase”, à l’initiative de la procureure générale du pays, Diana Salazar. Cette opération de transparence a révélé un tel niveau de corruption des institutions publiques que Diana Salazar, menacée de mort à maintes reprises, a parlé de “narcopolitique”.

Dans ce contexte, la police équatorienne a envahi ce 5 avril l’ambassade du Mexique, où s’était réfugié l’ancien vice-président corréiste Jorge Glas (2013-2018), accusé de corruption dans le cadre de deux affaires distinctes. L’affaire a déclenché une crise diplomatique sans précédent avec le Mexique, et l’Équateur a été largement condamné en Amérique latine et dans de nombreux autres pays pour cette violation du droit international.

Invasion de l'ambassade du Mexique par la police équatorienne
Des policiers équatoriens entrent dans l'ambassade du Mexique à Quito, le 5 avril 2024. © ALBERTO SUAREZ / AFP

Les origines de l’explosion du narcotrafic en Équateur

2016 : le moment de bascule

Emmanuelle Sinardet explique que l’explosion de la violence liée au narcotrafic émerge en Équateur à partir de 2017, à la suite des accords de paix entre le gouvernement colombien avec les FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie) en 2016, qui ont mis fin au conflit armé initié au milieu des années 60 dans le pays limitrophe.

Emmanuelle Sinardet
Emmanuelle Sinardet © ISEAS

Ces accords historiques ont eu une double conséquence. D’une part, le déplacement en Équateur des activités des narcotrafiquants colombiens, parmi lesquels de nombreux membres de factions des FARC. D’autre part, la fragmentation des acteurs du narcotrafic dans le pays et sur le continent de façon plus générale. Les accords ont en effet provoqué une explosion de cartels auparavant extrêmement hiérarchisés et organisés ; les conflits pour contrôler les mêmes routes de la drogue se sont ainsi multipliés de façon exponentielle. 

Le tournant néo-libéral

A partir de 2017, un nouveau président néo-libéral, Lenin Moreno, arrive au pouvoir en Équateur. Toujours selon Emmanuelle Sinardet, les ajustements structurels que lui et ses successeurs mettent en œuvre (non augmentation des salaires des fonctionnaires face à l’inflation) expliquent en partie la pénétration du narcotrafic au cœur du système public, au travers de la corruption. D’autre part, les narcotrafiquants prennent aussi appui sur de nombreux acteurs locaux, qui forment ce qu’on appelle des pandillas (gangs locaux à petite échelle). Ces acteurs locaux sont recrutés au sein de familles appauvries au cours de ces dernières années, et de ce fait vulnérables.

Lenin Moreno, ancien président d'Equateur
Lenin Moreno, ancien président de la République équatorienne (2017-2021) © razonpublica

Une grande partie de la population a en effet basculé dans l’extrême pauvreté à la suite de la crise du Covid, nous explique Emmanuelle Sinardet. Il est dès lors devenu difficile de refuser les offres de rémunérations des trafiquants de drogue, qui ont également diversifié leurs activités : extorsions (vacunas), enlèvements express (secuestros expresos), ou encore activités minières illégales, en plus de la violence habituelle qu’ils exercent. Cinq touristes équatoriens en vacances sur la côte, à Ayampe, ont ainsi été exécutés par erreur fin mars par des narcotrafiquants qui les auraient pris pour des membres d’un gang rival. 

La population équatorienne face à la crise

Avec l’opération de transparence Métastase, la population équatorienne a pris conscience que les espaces concernés par l’implantation du trafic de drogue et la corruption ne se limitent plus aux prisons ou à certaines régions spécifiques de la côte. De grandes villes telles que Quito (la capitale) ou Cuenca (au sud du pays) ont également été concernées en décembre 2023 par des perquisitions ou des mises en examen de personnalités politiques impliquées dans des faits de corruption en lien avec le narcotrafic.

A la suite de cette opération de transparence annoncée publiquement en décembre 2023, le président Daniel Noboa a fait le choix d’une solution militarisée face à la crise en janvier 2024, sur le modèle salvadorien de Nayib Bukele. Voici les analyses d’Emmanuelle Sinardet face à cette militarisation :

“La solution de la militarisation est une solution de court terme. La solution pensée nationalement peut fonctionner, mais également à court terme : les réseaux de narcotrafiquants continuent de fonctionner. [...] La militarisation peut sembler une étape nécessaire temporairement pour soulager les populations qui sont les premières victimes de la violence, mais la solution sera toujours plurielle.”

La militarisation a en effet fait baisser le degré de violence, et les militaires qui patrouillent dans les villes ont parfois été acclamés en janvier dernier par la population. Pour celle-ci, savoir que la violence a été en partie endiguée est un soulagement. C’est un succès électoral pour Daniel Noboa, qui n’a été élu que pour seize mois afin de terminer le mandat du précédent président destitué, et qui doit très rapidement rentrer en campagne présidentielle pour 2025.

L'armée équatorienne dans le conflit armé interne en Equateur
Militaires équatoriens devant le palais présidentiel à Quito, le 10 janvier 2024 © RODRIGO BUENDIA / AFP

Et maintenant ? 

Alors que l’état de conflit armé interne a récemment été prolongé, la question qui se pose est donc celle de la durée de cette militarisation, affirme Emmanuelle Sinardet. Pour celle-ci, il faut avant tout engager des réformes de fond, en révisant à la hausse les salaires des fonctionnaires (policiers, gardiens de prison). Poursuivre la militarisation est peu soutenable sur le long terme, car elle implique un coût économique immense. C’est d’ailleurs pourquoi Daniel Noboa a récemment augmenté la TVA, en dépit de l’opposition massive de l’Assemblée : cette mesure a marqué la fin du consensus politique global autour des premières mesures de militarisation.

Néanmoins, Emmanuelle Sinardet rappelle que de seules mesures nationales (politiques, sociales, économiques) sont insuffisantes sans une coordination internationale, dans la mesure où la cocaïne est un produit produit et commercialisé à échelle mondiale. Sa consommation a d’ailleurs augmenté de façon exponentielle ces dernières années - et ce notamment en Europe, où des ports tels que Le Havre ou Anvers sont des plateformes tournantes du trafic de drogue. De même, le célèbre cartel mexicain de Sinaloa tire un large profit de ses activités en Équateur, sans pour autant avoir ses fonds financiers dans le pays.

Sans des mesures fortes passées entre pays, non pas seulement de nature répressive mais également financière (tel que le gel des actifs issus d’activités illégales), la situation ne saurait donc s’améliorer. En somme, deux principaux facteurs contribuent à perpétuer la situation de violence en lien avec le narcotrafic en Équateur : la pauvreté de la population, ainsi que la forte demande mondiale en cocaïne qui a explosé. Pour Emmanuelle Sinardet, “il faut donc un assèchement des petites mains et un tarissement de la demande au bout de l’offre, même en cas d’aide internationale.” Bref, le narcotrafic est encore loin de disparaître, en Équateur et dans le monde. 

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