La Colombie a été le théâtre d’un bras de fer entre le gouvernement et les FARC. Entre enlèvements, fusillades et pressions diplomatiques, cette situation a profondément marqué la construction de la nation. Le documentaire “Colombie : la paix confisquée, paroles d’otages” raconte son histoire sous le prisme de témoignages d’otages dont celui d’Ingrid Betancourt. Le récit proposé par Julie Peyrard est diffusé le dimanche 14 avril 2024 à 21h sur France 5. À notre micro, la réalisatrice revient sur les coulisses du documentaire et les perspectives d’avenir au sein d’un pays où la menace d’une lutte armée plane toujours.
Un peu de contexte historique : On estime qu’en 60 ans de guerre, il y a eu 50.000 enlèvements tous belligérants confondus. Et c’est à peu près 21.000 concernant les FARC (Forces Armées Révolutionnaires de Colombie, fondées en 1964). Aujourd’hui, 10% des captifs ne sont jamais rentrés chez eux. Avec la parole d’hommes politiques de premier plan : du président français Nicolas Sarkozy aux présidents colombiens Andres Pastrana et Alvaro Uribe, le film de Julie Peyrard traite davantage du passé que de l’avenir du pays. Mais un point de silence est proposé en fin de récit pour montrer qu’il est encore difficile de rendre justice à des gens qui ont perdu des membres de leur famille.
Quelle était votre connaissance du sujet et de la médiatisation des otages avant votre documentaire ?
Je suis Franco-colombienne. Je suis née en France en 1984 et j’ai vécu en Colombie de 1 à 5 ans. Encore aujourd’hui, la famille du côté de ma mère y est installée. Ce documentaire avait ainsi un aspect familial. Le fixeur enquêteur est mon cousin. C’est un brillant jeune colombien qui a réseau dans beaucoup de secteurs liés à la justice et à la politique. Il nous a aidé alors à obtenir des noms de victimes, des contacts importants, comme l’armée qui nous a ouvert les portes de sa base. D’un point de vue personnel, ayant grandi en Colombie, les otages faisaient partie d’une grande histoire du pays que j’ai souhaité raconter. Je connais intimement ce thème de la violence colombienne, des atteintes à la personne qui ont existé durant les années les plus dures.
Mise à part votre histoire personnelle avec la Colombie, la genèse de ce documentaire tient-elle au fait que les kidnapping durent encore aujourd’hui ?
La Colombie a eu un drôle de destin ces dernières années. Elle est devenue très à la mode en termes de tourisme, ce qui nous a rendu très fiers, nous les Colombiens. Pour autant, nous ressentons depuis 5 ans que la violence est en train de reprendre. Mais ce n’est pas la genèse du documentaire puisque le nombre de kidnapping n’est pas du tout comparable. En 2023, il y avait 200 à 300 enlèvements alors que dans les années les plus sombres il y en avait 1000 enlèvements par an. Tout de même, nous savons que les factions qui n’ont pas signé l’accord de paix menacent ce processus de paix colombien. Nous voulions montrer que tant que les racines étaient présentes, c’est-à-dire les inégalités sociales et le trafic de drogue - les deux cancers colombiens - il fallait rester très vigilant même si la Colombie est encore dans une période d’espoir.
Le vivre ensemble entre anciens des Farc et les otages est-il possible avec le temps ?
C’est une question très polarisante. Il y a personnes qui pensent que cela n’est pas possible, qui n’ont pas envie d’aller au supermarché avec des anciens miliciens et des anciens guérilleros signataires de l’accord en liberté, c’est viscéral. Et puis il y a des Colombiens qui sont prêts à s’entendre avec les FARC. Dans le documentaire, c’est le cas de Daniela Arandia, fille d’un géologue disparu. Malgré cela, depuis 2016, elle participe à toutes les marches pour la paix, elle parle à l’audience avec des mots très tendres pour les FARC. Elle est évidemment déçue car elle aurait voulu en savoir plus sur la disparition de son père mais elle croit que le vivre ensemble est possible. L’ex-dirigeant des FARC disait que “si d’autres pays ont réussi à sortir de guerre civile fratricide et extrêmement longue, on ne peut pas être les seuls à ne pas y arriver”.
Ce n’est pas simplement de leur réintégration ou du droit au pardon dont on parle, mais d’offrir aux FARC des mandats politiques, une réelle place active dans la société colombienne ?
Oui et c’est la base des accords. Les FARC n’auraient pas signé s’il n’y avait pas eu ces garanties là. Nous n’avons pas pu tout mettre dans le documentaire mais c’est ce qu’ils nous ont raconté à de nombreuses reprises. Si aujourd’hui, ils comprennent que cela peut paraître choquant pour certaines victimes d'avoir le droit à une justice restaurative et des accords politiques, ils rappellent aussi que c’est une guerre politique. Les FARC n’auraient jamais rendu les armes s’il n’y avait pas eu une forme d'amnistie sur la table et la possibilité d’une transformation d’une lutte armée en lutte politique. Sans cela, ils n’auraient jamais fait le choix de finir la guerre.
La qualité des intervenants dans ce documentaire est exceptionnelle. Comment les différentes approches ont été possibles, notamment celle d’Ingrid Betancourt, un coup de projecteur sur les symptômes politiques et sociétaux d’une démocratie en difficulté ?
C’est un travail d’équipe et notamment la présence de Colombiens au sein de l’enquête. Puis nous n’avions pas de contraintes de temps. Ce documentaire s’est initié il y a trois ans. Par exemple, nous avions pu rencontrer Ingrid Betancourt lorsqu’elle était en campagne pour l’élection présidentielle colombienne de 2022. Elle était disponible pour revenir sur les conditions de sa captivité et sur les éléments fondamentaux comme sa participation à la justice et son rapport à la douleur. Et c’est un peu la même chose pour tous nos intervenants. Nous avons été dans un temps très long, sans stress et avec trois voyages au pays. Et, justement, à partir du moment où les gens ont vu le casting qui s’était déjà exprimé au sein de notre documentaire, ils étaient rassurés de passer devant notre caméra. Cela a été le cas de la magistrate en charge de la juridiction pour la paix Julieta Lemaitre Ripoll, qui est une personne importante et bien connue en Colombie.
Pour terminer, pouvez-vous revenir sur une des images marquantes de la fin de votre documentaire : celles des archives commentées de la libération d’un groupe d’otages, dont Ingrid Betancourt fait partie ?
En effet, ces images de l’opération “Echec et mat” sont iconiques. Il n’y a pas de sous-texte à ce moment-là dans notre production mais on sent que c’est un point de basculement dans l’histoire. Cette réussite militaire est une grande défaite médiatique des FARC et est sans doute un des éléments qui fait le processus de paix. Ils prennent ce revers qui, selon leurs mots, a été “joué avec brio”. Cela amène 10 ans plus tard à la signature des accords. Pour nous qui sommes attachés à toutes les personnes rencontrées, c’est une scène tellement belle et si symbolique. Mais aussi, ce qui était important était de ne pas finir sur cette gifle prise par les FARC. C’est là où Daniela Arandia est essentielle et est la clé du documentaire en me parlant des victimes qui ne sont pas revenues de leur enlèvement. Il y a tout un pan du pays qui cherche ses morts. Certes, la signature des accords est une victoire mais aujourd’hui, il s’agit de rappeler que c’est une guerre qui comporte beaucoup de disparus."
Le documentaire “Colombie : la paix confisquée, paroles d’otages” est à retrouver en streaming après sa diffusion sur france.tv le 14 avril 2024, dans la rubrique Le monde en face.