Alors que les ventes de BD et romans graphiques francophones ne cessent d’augmenter en France, elles rencontrent un franc succès aux États-Unis, et en particulier à New York, ville de naissance de la bande-dessinée américaine. Cette réussite est en partie attribuable aux femmes comme en témoigne Les Culottées de Pénélope Bagieu, maintenant traduit en anglais et numéro un du classement des best-sellers Amazon dans la catégorie jeunes adultes. L’album est même disponible dans les bibliothèques universitaires new-yorkaises, témoignant de la reconnaissance de la littérature graphique par les institutions états-uniennes.
La presse s’en mêle
Un article du New York Times consacré aux femmes culottées auxquelles Pénélope Bagieu a redonné vie sous forme de BD ? Un tel article, publié le 20 Mars 2018, aurait été inconcevable il y a encore quelques années. D’une part, parce que la littérature graphique (romans, biographies, BD) a longtemps été considérée comme un genre mineur. D’autre part, parce que rares étaient les femmes autrices, dessinatrices ou éditrices dans le monde la BD. C’est toujours le cas mais cela évolue rapidement. Pénélope Bagieu, Marjane Satrapi ou encore Emma sont désormais traduites en anglais.
En 2004, le New York Times avait déjà consacré un autre article anticipant le brillant avenir de la littérature graphique. D’après l’auteur, la littérature graphique pourrait devenir à terme plus populaire que le roman, qui lui-même avait mauvaise réputation avant de devenir plus populaire que la poésie au dix-neuvième siècle. En Amérique du nord (États-Unis et Canada), les ventes ont atteint un nouveau record en 2018 puisqu’elles ont augmenté de 11,7%, d’après Publishers Weekly. En France, selon L’Observatoire de la librairie, les ventes de BD ont augmenté de 6,3%.
La littérature graphique francophone rencontre un succès fulgurant aux États-Unis. D’après la librairie française Albertine, située dans l’Upper East Side, la demande du public américain est très forte. En 2013, 45 romans graphiques ont été traduits en anglais. En 2018, le chiffre avait déjà plus que triplé avec 146 traductions, ce qui représente presque un tiers des livres francophones traduits aux États-Unis. Parmi ces albums, on trouve de plus en plus de femmes.
Graphic Women
Parmi les quatre auteurs salués par l’article du New York Times en 2004, il n’y avait pourtant aucune femme. En quinze ans, la situation a donc changé. Un ouvrage de l’universitaire américaine Hillary Chute leur est désormais consacré : Graphic Women publié en 2010. D’après l’autrice, les femmes ont mis du temps à acquérir une visibilité en raison du caractère politique, et en particulier féministe, de leurs travaux. L’une des cinq artistes auquel l’ouvrage est consacré est la francophone Marjane Satrapi. Selon l’autrice, c’est elle qui, avec l’américaine Alison Bechdel, a transformé l’histoire du roman graphique contemporain et a contribué à donner au genre ses lettres de noblesse. D’après elle, la BD joue un rôle crucial dans la diffusion du féminisme contemporain : « une partie de la production culturelle féministe la plus captivante paraît sous forme de romans graphiques à la fois accessibles et avant-gardistes. »
Dans ce domaine, les autrices francophones jouent un rôle crucial. Plusieurs facteurs ont contribué à cette reconnaissance. D’une part, l’émergence des blogs dessinés, dont le succès a ensuite permis une publication par une maison d’édition. C’est le cas d’Emma, Pénélope Bagieu, Margaux Motin, Zviane et Iris. Des évènements ponctuels ont également valorisé la production féminine comme l’exposition « Regard de femmes » au Salon du Livre de Paris de 2014 ou l’intervention du collectif « La Barbe » au Festival d’Angoulême de 2013, qui a dénoncé le sexisme du monde de la BD. Enfin, la création du Prix Artémisia en 2007 met en valeur la création féminine puisqu’il récompense chaque année un livre de bande dessinée réalisé par une ou plusieurs femmes. Le prix se veut résolument féministe : il est remis tous les ans le 9 janvier, date anniversaire de la naissance de Simone de Beauvoir.
C’est une reconnaissance tardive puisque l’histoire des comics aux États-Unis est en effet liée à la seconde vague féministe des années 1970. Après une période de censure, c’est grâce au succès des BD underground de l’époque que les dessinatrices diffusaient des messages féministes. Ainsi, si les militantes se plaignaient de la misogynie de la Nouvelle Gauche, leur message était relayé par la BD underground. Les femmes ont alors non seulement créé un espace qui leur était propre, laissé libre cours à leur créativité mais aussi défendu les intérêts particuliers des femmes dans le milieu.
Aux États-Unis comme en France, les femmes sont non seulement autrices mais aussi héroïnes et personnages centraux des romans graphiques. De nombreuses biographies de féministes sont désormais publiées sous forme de BD. Parmi les francophones, on peut citer Olympe de Gouges et Ainsi soit Benoite Groult de Catel et Bocquet (2016), ainsi que Simone de Beauvoir, une jeune fille qui dérange de Sophie Carquain et Olivier Grojnowski (2016). Certaines ont déjà été traduites en anglais. C’est le cas du dernier album de William Roy et Sylvain Dorange, La plus belle femme du monde, figurant déjà parmi les plus grands succès de librairie aux États-Unis.
En France, le neuvième art est célébré par le plus grand festival consacré à la BD francophone, celui d’Angoulême. Cependant, à l’exception des écoles primaires et collèges, la littérature graphique n’a pas encore véritablement franchi les portes des universités. Dans ce domaine, les établissements d’enseignement supérieur de Belgique, du Canada, d’Angleterre et des États-Unis sont en avance sur la France.
La BD dans les universités new-yorkaises, un univers peuplé de femmes
Aux États-Unis, le genre est désormais partie intégrante des cursus. Des cours sur la littérature graphiques sont enseignés dans les départements d’arts et de lettres, des chercheurs étudient le genre et certaines bibliothèques universitaires disposent de bibliothécaires spécialisés dans l’acquisition des fonds graphiques.
C’est particulièrement le cas des universités new-yorkaises puisque la ville est liée à l’histoire du genre. La première BD a été créée par le suisse Rodolphe Töpffer et c’est à New York qu’elle a été publiée en anglais en 1842. C’est aux États-Unis que la BD se développe véritablement, et ce grâce à la presse à travers une rivalité entre deux journaux : le New York Journal et le New York World, qui ont tous deux publié la première BD à succès, The Yellow Kid, l’histoire d’un enfant du Lower East Side. Pendant longtemps, la quasi-totalité des BD américaines était imprimée à New York. Et pour cause puisque les auteurs étaient aussi new-yorkais. De nombreux créateurs étaient d’anciens newsies, la plupart étant des enfants de migrants juifs du Lower East Side qui vendaient les journaux dans les rues de la ville. Et que seraient les super-héros sans les gratte-ciels de Manhattan ? La fin des années 1930, souvent appelée l’âge d’or de la BD, a vu naître les bandes-dessinées qui avaient pour décors New York… ou une ville imaginaire y ressemblant étrangement. Gotham City, la ville fictive de Batman et de toutes les BD publiées par les éditions DC Comics, est souvent considérée comme une copie de Manhattan. De nos jours, New York accueille le New York Comic Con qui rassemble chaque année plus de monde : près de 250 000 visiteurs y ont assisté en 2018.
L’art de la BD est aussi depuis longtemps enseigné dans les écoles d’art de la ville comme SVA (School of Visual Arts), créée en 1947 et liée à l’histoire de la BD puisqu’elle s’appelait à l’origine The Cartoonists and Illustrators School. Les universités new-yorkaises de NYU, City College ou encore Columbia offrent aussi des cours portant sur la littérature graphique. L’université Columbia dispose d’un fond exceptionnel d’environ 14 000 volumes dans près de 12 langues.
Nous avons rencontré Karen Green, bibliothécaire spécialisée en littérature graphique à la Butler Library de Columbia. Pour elle, la littérature graphique a encore de beaux jours devant elle. Et celles des femmes, en particulier. Et leur présence n’est pas nouvelle « il y a toujours eu des femmes dessinatrices de BD aux États-Unis. Je pense par exemple à Marie Severin, née en 1929 et décédée l’an dernier. Mais, jusqu’à récemment, les femmes n’étaient pas mises en valeur » nous explique Green. Heureusement, cela change aux États-Unis « dans les principales maisons d’éditions de BD comme DC Comics et Marvel, il y a de plus en plus de femmes, même si elles restent minoritaires, et le nombre d’albums mettant en scène des super-héroïnes augmente également. En revanche, dans les maisons d’éditions indépendantes, il y a beaucoup plus de femmes. » Green nous explique aussi que les cours portant sur la BD sont majoritairement suivis par des femmes « mes collègues enseignant dans les écoles d’art new-yorkaises de Pratt, Parsons et School of Visual Arts me disent souvent que 50 à 75% de leurs étudiants sont des femmes. »
Ces facteurs réunis expliquent sans doute le ton résolument féministe des dessinatrices contemporaines. Pour Karen Green, « il n’est pas exagéré de dire qu’elles sont toutes féministes et elles ont intérêt à l’être dans un milieu si longtemps dominé par les hommes ! ». Longue vie aux dessinatrices !