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Nora Bussigny : le wokisme, une “grave dissonance cognitive"

Journaliste pour le Point et Franc-Tireur, Nora Bussigny a enquêté sur les dérives du “wokisme” dans son ouvrage paru en 2023, Les Nouveaux inquisiteurs. De passage à New York, l’auteure nous a parlé des leçons tirées de son infiltration en “terres woke” : “Ces luttes radicales ne sont pas capables de se rendre compte qu'elles ont atteint certains de leurs objectifs.”

Nora Bussigny copieNora Bussigny copie
© Samuel Kirszenbaum, © Albin Michel
Écrit par Yoni Binh
Publié le 14 juin 2024, mis à jour le 5 juillet 2024

Vous vous intéressez depuis longtemps aux mouvements de gauche radicale et au wokisme, dont vous avez rapidement pointé du doigt les dérives. Vous souvenez-vous de votre premier contact avec ce mouvement, et de ce qui vous avait alors frappée ?

Nora Bussigny : Le 8 mars 2022, je couvrais la manifestation de la journée internationale des droits des femmes. Cette année-là, le nombre de féminicides avait encore dramatiquement augmenté. Lors de la manifestation, plusieurs femmes avaient été tabassées et exfiltrées parce qu'elles étaient accusées d'être transphobes. J'ai donc décidé d'écrire un article sur cet incident. Après avoir interviewé les victimes et recoupé l'entièreté de faits, je me suis demandé ce qui pouvait motiver des militants féministes à tabasser des femmes, alors même que certains d'entre eux tenaient des pancartes qui rendaient hommage aux femmes. Cette dérive relevait d'une grave dissonance cognitive. 

Par ailleurs, dans le cadre de mon travail sur la Génération Z,  j'ai interviewé trois jeunes qui étaient très engagés dans le militantisme LGBT, antiraciste et féministe, mais qui avaient été exclus des luttes. L'un d'entre eux était par exemple ami avec une jeune femme homosexuelle qui avait refusé un rapport sexuel avec une femme trans non opérée. Son amie était accusée de transphobie, et comme il avait pris sa défense, il était accusé d'être complice de transphobie. 

Ces jeunes étaient liés par la peur d'être reconnaissables et avaient perdu tous leurs amis. Cela donnait presque l'impression d'un côté sectaire. J’ai donc décidé de me pencher plus sérieusement sur l’activité de ces groupes militants. À l’origine, je souhaitais interviewer les associations concernées, mais ces dernières refusaient sous prétexte que je travaillais pour des médias "d'extrême droite, fascistes et transphobes" (le Point et Marianne, ndlr). J'ai alors compris que le meilleur moyen de comprendre ces mouvements était de m’y “infiltrer".

 

Le wokisme est très complexe à définir.

 

Quels ont été les plus grands défis de cette infiltration ?

D’abord, le wokisme est très complexe à définir. Ce mot est un fourre-tout. Étant donné que les définitions qui étaient proposées à l'époque de mon immersion avaient toujours une teinte philosophique et universitaire, il m’était difficile de comprendre les déclinaisons concrètes du wokisme. Pour mener à bien cette infiltration, je devais donc réfléchir aux actions les plus intéressantes auxquelles participer, mais aussi définir une frontière claire entre le passage d'une lutte progressiste à une lutte dite “woke” ou extrémiste, pour être plus juste. Une fois entrée dans le circuit, j'étais en mesure de comprendre comment fonctionne ce mode de pensée militant, comment il opère, et d'en déceler les excès.

Vous affirmez qu’une des caractéristiques des militants que vous avez approchés est leur profonde conviction que la cause pour laquelle ils se battent est la seule à être juste. En découlerait un discours manichéen et intolérant aux idées divergentes des leurs. Après cette période d'infiltration, avez-vous compris d’où provenait cette certitude absolue ?

Ce mouvement radical est mû d'un réflexe d'auto-congratulation, où tous se poussent à être les plus purs possible dans le militantisme. Pour eux, les militants ne sont jamais assez engagés, il faut se déconstruire encore et encore, et comprendre ses privilèges toujours davantage. D'autre part, ces luttes radicales ne sont pas capables de se rendre compte qu'elles ont atteint certains de leurs objectifs. Par exemple, il est indéniable que la communauté LGBT est encore trop souvent en danger en France, notamment avec le phénomène des guet-apens et l'augmentation de l'homophobie. Mais comme me l'a dit Arnaud Abel (le président de l'association Fiertés citoyennes, ndlr), il est tout de même choquant d'entendre que le gouvernement applique aujourd’hui des lois homophobes, transphobes et racistes. 

 

J'ai tellement été habituée à ce qu'on me demande de me présenter, moi, mes oppressions et mes privilèges, que cela me paraissait dingue que d'autres se battent pour ce droit à l'indifférence qu'est l'universalisme.

 

Les groupes féministes - notamment le collectif #NousToutes - ont été votre porte d’entrée vers le monde des militants “woke”. Quel était l’avantage de ces mouvements pour réaliser votre objectif ?

Je suis féministe et très engagée pour la lutte contre les violences faites aux femmes, que je traite beaucoup dans mes enquêtes. Donc j'étais déjà familiarisée aux bases de ce militantisme. Et comme je suis "racisée" - je suis franco-marocaine - j'avais cette double casquette qui me permettait de m'intégrer encore plus facilement, en tant que minorité. Comme je le raconte dans mon livre, cette double identité m'a permis d'intégrer le service d'ordre de la Pride radicale. Autour de la fin de ma période d'infiltration, lorsqu'Arnaud Abel m'a proposé de participer à une réunion de Fiertés citoyennes, j'ai eu le réflexe de lui dire que je ne pouvais pas venir, parce que je suis hétérosexuelle, alors que l'association accueillait absolument tout le monde ! J'ai tellement été habituée à ce qu'on me demande de me présenter, moi, mes oppressions et mes privilèges, que cela me paraissait dingue que d'autres se battent pour ce droit à l'indifférence qu'est l'universalisme.
 

Il y a plein de belles choses dans ces contenus engagés et “woke”, mais leur omniprésence a créé une discrétion de la part d’une majorité silencieuse qui désapprouve la partie la plus radicale de ces discours.

En vous lisant, on comprend que la force des militants radicaux est leur capacité à imposer leur opinion de manière assez autoritaire dans le débat public, même s’ils sont loin de représenter la majorité des Français. Comment vous l’expliquez-vous ?

Il y a toujours une majorité silencieuse, et ce sont souvent ceux qui vocifèrent qui sont les plus représentés. Le problème vient en partie de l'omniprésence des discours intersectionnels dans les contenus en ligne sur le féminisme et les luttes LGBT et antiracistes. Pendant ce temps, l'universalisme est accusé d'être un féminisme de droite. Beaucoup de jeunes progressistes ne se reconnaissent pas dans les propositions qui leur sont données sur les réseaux sociaux par des groupes militants très influents. Il y a plein de belles choses dans ces contenus engagés et “woke”, mais leur omniprésence a créé une discrétion de la part d’une majorité silencieuse qui désapprouve la partie la plus radicale de ces discours.
 

Vous êtes en partie issue d’une famille arabe marocaine. Pour votre enquête, vous avez dû évoluer dans un milieu où les questions de race sont omniprésentes alors que vous vous décrivez comme universaliste et républicaine. À quel point vous êtes-vous sentie bousculée dans votre propre identité et dans vos opinions ?

Cet aspect a été très dur à gérer pour moi, notamment sur la question de mes origines et de mon rapport avec l'islam. Une partie de ma famille est musulmane pratiquante, ma mère est née au Maroc, et certaines femmes de ma famille portent le hijab. Je me questionnais déjà beaucoup sur le port du hijab, puis je me suis retrouvée avec des Hijabeuses qui disaient que leur demander de retirer le voile était une violence, et que la laïcité était liberticide. Cela me chamboulait, jusqu’à me demander si ce n'était pas moi qui avait une islamophobie internalisée parce que je questionne le port du hijab et les dérives des religions, et particulièrement l'islam, qui est la religion que je connais le mieux. 

Dans ce contexte de lutte, on nous répétait sans cesse que la laïcité, la France et l'État français étaient islamophobes. Cela décuplait encore plus mon doute et ma culpabilité.

 

L’obsession pour la pureté militante pousse les manifestants à hiérarchiser des personnes, séparer des couples et des familles, et même à trier selon la couleur de peau.

Lors de votre infiltration, vous avez été marquée par la non-mixité imposée au sein de la tête du cortège de la Pride radicale, une marche des fiertés anti-capitaliste, anti-raciste et anti-impérialiste. En tant que membre du service d’ordre de la manifestation, vous avez dû demander à des participants blancs de quitter l’avant du cortège pour que l’espace ne soit occupé que par des personnes “racisées”. Dans quelle mesure ce moment vous a-t-il semblé cristalliser l'ensemble des paradoxes et des contradictions du wokisme ?
 

La pride radicale est l'exemple le plus abouti des dérives qui existent au cœur des luttes intersectionnelles. L’idée d'organiser une manifestation contre le racisme et toutes les formes de discrimination est géniale. Mais l’obsession pour la pureté militante pousse les manifestants à hiérarchiser des personnes, séparer des couples et des familles, et même à trier selon la couleur de peau, alors même que leur combat est la dénonciation de toute forme de discriminations. À l'origine, l’intersectionnalité est un outil sociologique passionnant : une femme noire et homosexuelle peut effectivement subir de l'homophobie et du racisme en plus de la misogynie. Mais derrière ce discours intersectionnel, les militants radicaux utilisent la non-mixité choisie comme une manière de trier à leur tour les personnes.
 

Vous titrez votre ouvrage Les Nouveaux Inquisiteurs. De qui ces nouveaux inquisiteurs sont-ils les héritiers ? Pensez-vous qu’il y ait des responsables de la naissance de ce mouvement de pensée ?
 

Ce phénomène de “tribunaux populaires” vient des États-Unis. Il a prospéré dans les campus américains. Il s'est ensuite imposé en France, notamment avec l'affaire Adama Traoré après la médiatisation de l'affaire Georges Floyd. Les militants français ont alors voulu importer une lutte contre le racisme calquée sur le modèle américain, alors que la France n'a absolument pas la même histoire. D’après ce mouvement, il ne suffit plus d'être contre le racisme, il faut également être antiraciste. Sinon, nous ne sommes pas de bons alliés. L'excessivité est née à ce moment-là. À l'université et dans les associations, on risque désormais potentiellement de se faire accuser de fasciste si on exprime un avis divergent. 

Lors des élections présidentielles de 2022, les collectifs et associations que j'ai côtoyés étaient engagés pour la NUPES. Aujourd'hui, beaucoup de ces militants sont membres du NPA, de Révolution permanente, mais aussi de La France Insoumise. Depuis les événements du 7 octobre, une partie de la gauche s'est désolidarisée de la partie la plus "woke" de la NUPES, qui s'est radicalisée. Des personnalités comme Raphaël Glucksmann (Place Publique/PS, ndlr) appellent désormais La France Insoumise la "gauche coloniale".

 

Il est incompréhensible que des associations qui haïssent la République et clament sans arrêt que nous vivons dans un pays fasciste soient subventionnées.
 

La loi séparatisme - votée en 2021 - interdit aux associations de pratiquer la non-mixité. Pensez-vous qu’une telle loi puisse pallier les dérives que vous décrivez ?

Je ne pense pas qu’interdire la non-mixité sous prétexte d'illégalité peut aboutir. En revanche, la suspension des subventions pourrait être plus efficace. Toutes les associations ont le droit d'exister, mais il est incompréhensible que des associations qui haïssent la République et clament sans arrêt que nous vivons dans un pays fasciste soient subventionnées. De la même manière, comment est-il possible que des événements au cours desquels les personnes scandent "un bon flic est un flic mort" - comme ce fut le cas lors de la semaine décoloniale d'Ivry sur Seine - aient lieu dans des mairies et des bâtiments publics ? Il faut se rappeler que ces mouvements sont tout de même capables de s'organiser sans la police, sous forme de milices, pour se faire justice eux-mêmes. Suspendre les subventions pourrait permettre de les pousser au bout de leurs retranchements dans cet ensemble d'incohérences.
 

Que dire des partis politiques qui se réclament anti-woke et qui rencontrent eux aussi beaucoup de succès ? 

Il y a une polarisation et une radicalisation du débat. L'extrême attire l'extrême. Les uns affirment qu'être gay suffit pour être qualifié de woke, tandis que les autres pensent que toutes les personnes qui ne sont pas d'extrême-gauche sont des fascistes d'extrême droite. Les deux n'arrivent pas cohabiter, et c'est en cela que l'avenir est inquiétant.
 

Tout au long du livre, vous confiez redouter la vague de haine et le potentiel “cancel” qui pourraient vous attendre à la publication du livre. Quelles réactions avez-vous finalement reçues ?

Le livre a été publié une semaine après la sortie de l'extrait sur la Pride radicale. Dans le même temps, j'ai été reçue par plusieurs médias, dont l’émission C dans l'air. Entre la sortie de l'extrait et la publication du livre, toutes mes rencontres en librairie ont été suspendues parce que je recevais tellement de menaces de mort que ma sécurité ne pouvait plus être assurée. J'ai aussi vécu un cyberharcèlement massif, et les médias avec lesquels je collaborais ont dû rédiger des communiqués pour dénoncer la violence des messages que nous recevions. Beaucoup de personnes qui n'ont pas lu mon livre m'ont accusée d'être d'extrême droite, fasciste, homophobe... 

Après le 7 octobre 2023, des membres de toutes les associations que j'ai infiltrées ont tenu des propos antisémites. Étant donné que j'ai mené plusieurs enquêtes sur l'antisémitisme en France, j'ai moi-même commencé à recevoir des insultes antisémites pratiquement tous les jours, alors que je ne suis pas juive.

Mais beaucoup de belles choses se sont aussi produites. Le livre a très bien marché et m'a permis de m'adresser à une audience plus large.
 

On assiste au sursaut d'une gauche qui souhaite tendre à nouveau vers l'universalisme, après avoir constaté que le progressisme était de plus en plus teinté d'extrémisme et de communautarisme.

Dans le livre, Ruben Rabinovitch, le psychanalyste qui vous suivait pendant l’infiltration, explique que le wokisme signe son propre épitaphe. Voyez-vous ce mouvement comme une menace ou un danger à l’avenir ?

Ce qu'il s'est passé après le 7 octobre 2023 est très révélateur. Certaines de associations que j'ai infiltrées se sont révélées beaucoup plus radicales, alors qu'elles l'étaient déjà, et d'autres moins. Cela a créé des schismes au sein du collectif NousToutes, par exemple. Le 8 mars 2024, des femmes ont été agressées et exfiltrées parce que juives. Dans ces associations, la convergence des luttes est souvent impossible. La lutte contre l'islamophobie et les questions LGBT ne marchent pas très bien ensemble, par exemple. En revanche, la seule convergence des luttes qui fonctionne s'est créée autour de l'antisémitisme. Je suis inquiète, parce qu'ils sont plus radicaux et plus violents qu'auparavant. Quand je vois que des personnes taguent "Ici habitent des sales juifs" dans le 16ᵉ arrondissement, j'ai effectivement peur. Mais d'un autre côté, on assiste au sursaut d'une gauche qui souhaite tendre à nouveau vers l'universalisme, après avoir constaté que le progressisme était de plus en plus teinté d'extrémisme et de communautarisme.

 

Bussigny, Nora. Les nouveaux inquisiteurs. Albin Michel, 2023.

yoni binh
Publié le 19 juin 2024, mis à jour le 5 juillet 2024
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