Dans son ouvrage Penser la ruralité en Aquitaine : Saubusse (1930-2020) : Héritage, Territoire, Transmission, Eric Touya de Marenne donne la parole aux anciens de son village. Le professeur de littérature et d’études interdisciplinaires à l’Université de Clemson en Caroline du Sud l’assure : « La notion de vie de village parle beaucoup aux Américains ».
Que reste-t-il des personnes qui nous quittent et qui ont pourtant mené une vie féconde ?
Comment avez-vous eu l'idée de votre ouvrage : Penser la ruralité en Aquitaine : Saubusse (1930-2020) : Héritage, Territoire, Transmission ?
Lorsque je prends des nouvelles de mon village (Saubusse) qui se site dans le sud des Landes entre Dax et Bayonne, je suis attristé d’apprendre le décès de personnes que j’ai connues, notamment celles d’un certain âge. Que reste-t-il des personnes qui nous quittent et qui ont pourtant mené une vie féconde ? La naissance du projet se situe dans la volonté de recueillir les témoignages de sibusates (habitants de Saubusse) âgés de 80 ans ou plus et de sauvegarder à travers leurs récits le patrimoine immatériel du village constitué d’histoires individuelles et collectives afin que leurs souvenirs ne sombrent pas dans l’oubli.
Après quelques entretiens, il m’est apparu que se dessinait une continuité narrative. J’ai organisé l’ensemble de manière chronologique en trois axes thématiques: (1) l’héritage matériel et immatériel qui inclut la connaissance du village et la mémoire du passé, celle par exemple de la deuxième guerre mondiale et de l’Occupation ; (2) le territoire à travers le récit de l’évolution de l’agriculture, l’étude du tissu économique et de la néo-ruralité ; et (3) la transmission à travers laquelle les anciens témoignent de leur engagement dans la vie culturelle, cultuelle et associative du village.
Faire ressentir le lien organique qui unit chacun de nous à un village, à son histoire et territoire
Pourquoi est-il essentiel de s'intéresser à la mémoire des anciens, notamment dans la ruralité ?
C’est une question à laquelle j’ai beaucoup songé. J’ai eu l’occasion de me rendre à l’école primaire de Saubusse où j’ai présenté aux élèves de CM1 et CM2 les grandes lignes de l’ouvrage encore en préparation. J’ai été agréablement surpris par l’intérêt qu’ils portaient au projet. Un des enjeux du livre est de faire connaître aux plus jeunes le lieu qu’ils ont en partage avec ceux qui les précèdent. Qui étaient-ils ? Qu’ont-ils vécu et appris ? Cette connaissance est capitale en vue de leur engagement dans la vie future de la cité. Ceci est particulièrement vrai à notre époque où la technologie et l’utilisation des « smart phones » engendre la dislocation des liens communautaires et intergénérationnels. Une des ambitions de l’ouvrage est de faire ressentir le lien organique qui unit chacun de nous à un village, à son histoire et territoire. Dans le contexte de la mondialisation et d’un certain désenchantement du monde, ce retour au local promeut l’engagement civique des plus jeunes et porte une dimension politique et démocratique.
Comment êtes-vous arrivé aux Etats-Unis ?
J’ai quitté Saubusse à l’âge de 20 ans pour vivre aux Etats-Unis. Tout en travaillant, j’ai obtenu une licence en musique à l’Université de Berkeley, un D.E.A. à la Sorbonne en littérature comparée puis un doctorat à l’Université de Chicago. J’enseigne depuis trente-cinq ans aux Etats-Unis. Je suis actuellement professeur de littérature et d’études interdisciplinaires à l’Université de Clemson, en Caroline du Sud. Mes intérêts académiques portent sur l’approche théorique de la littérature, et les points de rencontre entre la littérature, l’éthique, et les sciences sociales.
Vivre à l’étranger permet de prendre une certaine distance vis-à-vis de son pays d’origine
Est-ce que votre expatriation a été l'un des facteurs déclencheurs de cet ouvrage ?
Vivre à l’étranger permet de prendre une certaine distance vis-à-vis de son pays d’origine et de comparer son appréciation à celle qui résulte des débats en France ou même aux Etats-Unis au sujet de l’Hexagone. À cet égard, Jean-Pierre Le Goff a identifié dans « La fin du village » un processus de fragmentation à l’œuvre en France contemporaine dont il situe le commencement à la fin des « 30 Glorieuses ». Il analyse notamment un point de bascule à partir duquel la collectivité villageoise est devenue « un espace dépourvu d’un avenir commun. » Selon lui, les substituts technologiques et la montée de l’individualisme ont remplacé les relations interpersonnelles et entraîné la fin du sentiment d’appartenance à la commune. Une des ambitions de cet ouvrage est de prendre à contrepied la raréfaction grandissante de la parole et de l’échange, et de donner la parole à une ruralité qui a le sentiment, dans cette France fragmentée, de ne plus être écoutée.
Il existe pourtant aux Etats-Unis 15,000 villes et villages de moins de 5,000 habitants
Cette notion de vie de village, si européenne, parle-t-elle aux Américains ?
La notion de vie de village parle beaucoup aux Américains. Les Français et les Européens connaissent surtout les États-Unis à travers les séries télévisées qui ont le plus souvent pour cadre les grandes villes américaines telles que New York, Los Angeles, ou Chicago. Il existe pourtant aux Etats-Unis 15,000 villes et villages de moins de 5,000 habitants. Cette méconnaissance se traduit ainsi aux Etats-Unis comme en France par une absence de dialogue entre les mondes urbains et ruraux qui porte préjudice à la cohésion et au fonctionnement démocratique. Or, à l’ère où la mondialisation, le capitalisme effréné, et la montée de la violence mettent à mal nos démocraties modernes, une réflexion collective sur l’avenir de nos sociétés doit être engagée. Qui sommes-nous ? À quoi croyons-nous ? Que souhaitons-nous transmettre aux générations futures ? Vers quel type de destin collectif allons-nous ? De quoi sera fait l’avenir de cette France multiple et recomposée ? Sans prétendre apporter des réponses directes, ce recueil de témoignages vise à nous faire réfléchir ensemble sur ces interrogations.