A l’occasion de la sortie du formidable documentaire Backtrack Boys, lepetitjournal.com/Melbourne a rencontré sa réalisatrice, Catherine Scott, pour parler du film et de ses protagonistes.
lepetitjournal.com/Melbourne : Comment avez-vous entendu parler de Bernie Shakeshaft et de son association Backtrack?
Catherine Scott : Je suis réalisatrice depuis vingt ans, j’ai fait beaucoup de films sur la justice et les prisons. J’étais à une fête et je parlais des films que j’avais réalisés et du fait que j’étais sur le point d’adopter un chien d’alerte, un border collie, pour mon fils atteint de diabète. Quelqu’un a fait le lien entre border collies et prisons et s’est exclamé : «Il faut que tu rencontres Bernie Shakeshaft! Il fait un travail incroyable avec des jeunes qui sont en train de prendre un très mauvais chemin qui va les mener droit à la prison pour mineurs. Bernie les aide à reprendre leur vie en main avec son spectacle de saut canin». Cette image a tout de suite capturé mon imagination. Je pouvais déjà visualiser le film. J’ai pris les coordonnées de Bernie et, deux semaines plus tard, j’ai attrapé ma caméra, j’ai mis mes enfants dans la voiture, et je me suis mise en route pour Armidale. En partant de Sydney, où j’habite, c’est un trajet de six heures environ. J’ai rencontré Bernie et j’ai commencé à faire le film avec lui. Et j’ai été émerveillée par ce qu’il faisait avec ces jeunes. C’est extraordinaire. Le taux de criminalité dans la région a diminué de moitié. Il a cette incroyable manière de travailler avec ces jeunes. Je suis partie sur les routes avec eux et j’ai commencé à filmer. Et un peu plus de deux ans plus tard, on avait un film.
Bernie a-t-il été tout de suite ouvert à l’idée de faire ce film?
J’ai expliqué mon idée à Bernie. A l’origine, nous devions faire un reportage télé d’une demi-heure. Quand ce projet a été annulé, j’ai décidé de continuer à filmer quand même car je m’étais rendu compte que ce sujet méritait plus qu’un reportage télévisé de trente minutes. C’était un vrai documentaire. On y trouve tous les problèmes majeurs de notre époque : les violences conjugales, la drogue, le chômage dans les campagnes, la difficulté pour des hommes d’élever des garçons qui traiteront les femmes avec respect… Et les jeunes dont s’occupe Bernie sont à une étape clef de leur vie ; ils sont en pleine transition entre l’enfant et l’homme. Capturer les gens à un moment de transition, un moment de changement, est toujours fascinant au cinéma. Et j’ai pensé que, si je continuais à suivre ces jeunes et à montrer comment Bernie travaille avec eux, j’obtiendrais un film très spécial. Et c’est ce qui s’est passé. Ces deux dernières années, j’ai dû faire trente fois l’aller-retour, jusqu’à Armidale et d’autres régions rurales où ils emmenaient le spectacle canin. J’étais tombée sur une mine d’or, parce que chacun de ces jeunes était unique. Ils étaient ouverts, ils voulaient raconter leur histoire, ils tenaient à ce que les gens comprennent d’où ils venaient et ce qu’ils avaient traversé. Et Bernie les a vraiment aidés à prendre davantage conscience d’eux-mêmes et à verbaliser leur mal-être. Ils ont appris à s’exprimer grâce à lui. C’est comme si Bernie avait bâti les fondations et fait le défrichage pour que je puisse raconter leur histoire, une histoire qui je pense pourra servir à beaucoup d’autres.
Bernie est un leader, il a amené toute une ville, toute une communauté à décider d’arrêter d’emprisonner ses jeunes. Il dit toujours qu’il faut trouver l’or dans ces garçons, qu’il faut chercher le bon qui se cache derrière leurs mauvais comportements. Qu’il faut les aider à prendre de meilleures décisions dans la vie pour qu’ils puissent se trouver une place dans le monde.
Quelque chose m’a vraiment frappée dans ce film, c’est la volonté de ces jeunes de s’ouvrir à vous et à partager leur histoire. Cela a-t-il été difficile d’obtenir leur confiance et leurs confidences?
Je fais des films depuis longtemps et, s’il y a une chose importante pour une réalisatrice de documentaires, c’est la faculté d’écoute. On doit écouter. Et si vous prenez le temps de vraiment écouter ces gamins, et qu’ils sentent que vous les écoutez, ils s’ouvriront à vous. Ce n’est pas très difficile, en fait. Le problème, c’est que dans notre culture, on est trop occupés à dire à nos jeunes quoi faire, à les punir, à les réprimander ou à leur faire la leçon, que tout le monde a oublié de les écouter. Alors que si on prenait le temps de le faire, on apprendrait beaucoup de choses, notamment comment les aider à s’aider eux-mêmes.
Une des professeurs dans le documentaire dit que ces jeunes ne font pas confiance aux adultes et même qu’ils détestent les femmes. Est-ce que cela vous a posé un problème pendant le tournage?
Non, pas du tout. J’ai même trouvé qu’ils avaient un très bon contact avec moi. Peut-être parce que j’étais étrangère à tout ça. Et puis je leur ai raconté mon histoire, je leur ai expliqué que moi aussi j’avais été expulsée de l’école et qu’on m’avait dit que je n’avais pas les capacités d’avoir mon bac. Et puis j’étais là simplement pour passer du temps avec eux, je n’essayais pas de leur apprendre quoi que ce soit, j’étais juste là pour les écouter. La première fois que je les ai rencontrés, j’avais la caméra à la main, et ils ne m’ont jamais vue sans. Donc ils s’y sont habitués. Ils voyaient ma caméra comme une extension de mon corps, ils l’oubliaient complètement et cela m’a permis d’obtenir ces moments magnifiques de vulnérabilité où ils baissent complètement la garde.
Vous n’auriez pas pu écrire de meilleurs dialogues que ce qu’ils vous ont donné…
Exactement…
On sent tellement de colère chez ces jeunes, tellement de mésestime de soi. Quelle est la cause de cela?
Il n’y a pas une seule et unique cause. Les jeunes qui traversent Backtrack sont très différents les uns des autres. Mais ils sont tous mis au ban de la société. Certains sont pauvres, mais pas tous. Beaucoup viennent de familles où il y a des problèmes de violence, d’alcool ou de drogue. C’est très intéressant car tous les grands problèmes de notre temps se retrouvent dans les vies de ces jeunes gens. Certains d’entre eux se sentent trahis, abandonnés, comme on l’a tous ressenti à un point ou un autre de notre vie, mais cela a été encore plus difficile pour eux. Et maintenant ils essaient de reprendre leur vie en main. Et Bernie leur dit de ne pas se focaliser sur le passé. Il est complètement tourné vers l’avenir parce que c’est là que tout est possible. Il leur fait comprendre que le passé n’apporte que de la douleur et de la peine. Il les pousse à se concentrer sur là où ils vont, plutôt que là d’où ils viennent.
Et il ne leur laisse rien passer…
Absolument. C’est capital. Et il est très clair avec ça. On peut rejeter la faute sur tout le monde, mais au bout du compte, c’est nous qui faisons les choix qui nous amènent là où nous en sommes. Bernie les sort de cette mentalité victimaire. Ils font des bêtises parce qu’ils sont en colère, contrariés, ou malheureux. Il leur fait comprendre qu’ils ont le choix ; il leur dit : «Qu’est-ce que tu veux dans la vie, et en quoi les choix que tu fais vont t’y faire parvenir?».
Une autre personne dans ce film m’a beaucoup touchée, c’est le père de Rusty. Il admet ouvertement qu’il n’a pas été à la hauteur avec son fils.
Il aime son fils à en mourir. Mais il reconnaît qu’il n’est pas équipé pour l’éduquer. C’est un homme brisé ; il pleure encore la mort de sa femme, qui est morte deux semaines après la naissance de Rusty. Donc il porte lui-même beaucoup de douleur. Et je trouve qu’il a fait preuve d’un immense courage en acceptant d’être dans le film. Il s’exprime avec beaucoup de sincérité et d’éloquence. Il était terrifié à l’idée que Rusty finisse en prison. Backtrack était son dernier recours pour empêcher cela ; même si cela voulait dire se séparer de lui. Ça a été la décision la plus difficile de sa vie car il aime profondément son fils et il ne voulait pas être loin de lui. Mais il a fait ce sacrifice dans l’intérêt de Rusty.
Est-ce que vous pensez que ce film a déjà changé des choses pour ces jeunes et pour Bernie?
Je l’espère. Je pense que cela a sûrement apporté beaucoup plus de reconnaissance à Backtrack pour le travail qu’ils font, ce qui est amplement mérité. Les garçons, le staff et les chiens sont venus à la projection du film au Sydney Film Festival. Ils ont même foulé le tapis rouge. Et je n’ai pas les mots pour décrire la profondeur du moment où tous ces jeunes se sont levés devant le public. Ils ont vu le film et leurs propres vies à travers le regard des spectateurs. Cela a été un moment décisif pour ces gamins. Et maintenant, ils ont un rapport au monde très différent. Parce qu’on leur dit en qu’on croit en eux, qu’ils ont de la valeur et du courage. Ces mômes qui ont été expulsés de l’école, mis à la porte de chez eux, à la rue, qui n’étaient pas considérés par la société, se sont tout d’un coup retrouvés devant un public qui les applaudissait et les acclamait. C’est un moment intense pour n’importe qui, mais pour ces gamins, c’est extrêmement profond.
Beaucoup sont conscients de ces problèmes. Mais la différence avec Bernie, c’est qu’il agit.
C’est un vrai meneur. Et il est déjà passé à la prochaine étape car il aide maintenant d’autres organisations en Nouvelle-Galles du Sud. On l’appelle à l’aide. Donc il partage son expérience et ses connaissances et aide ces associations à se développer. Il partage sa philosophie. Avec ce film, on aimerait d’ailleurs encourager d’autres communautés dans le pays, et même le monde, à se bouger. Car lui, il a littéralement commencé avec les clefs d’un hangar à la sortie de sa ville. Il n’avait pas de programme bien défini ou de grande idée. Il s’est juste dit que les jeunes de sa ville avaient besoin d’un coup de main et il s’est lancé. Et le projet a grandi de manière très organique et très pragmatique. Aujourd’hui, douze ans plus tard, il a toute une philosophie et une méthode qu’il a acquises sur le tas. Donc il partage ce qu’il a appris avec d’autres.
Backtrack Boys de Catherine Scott est actuellement au cinéma.