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Mois de la Francophonie : rencontre avec Abdellah Taïa et Leïla Slimani

Le 14 mars, à l'occasion du mois de la francophonie, les écrivains Leïla Slimani et Abdellah Taïa se sont rendus à la médiathèque de l’institut français pour converser autour de leurs oeuvres respectives, mais aussi et plus précisément pour questionner le roman « celui qui est digne d’être aimé » d'Abdellah Taïa, qui a récemment été traduit en portugais. Lepetitjournal/Lisbonne s’est entretenu avec Abdellah à la suite de cette discussion.

Leïla Slimani etAbdellah Taïa Leïla Slimani etAbdellah Taïa
©Agathe Trigueiro
Écrit par Agathe Trigueiro
Publié le 26 mars 2024, mis à jour le 27 mars 2024

Une atmosphère intimiste

Jeudi 14 mars l’Institut Français du Portugal à Lisbonne a convié Abdellah Taïa pour une conversation avec Leïla Slimani à propos du roman « celui qui est digne d’être aimé » publié en 2017 et traduit en portugais cette année. La conversation était modérée par le journaliste Tiago Manaia.

Abdellah Taïa et Leïla Slimani sont amis de longue date, chose ressentie par toute l’audience, car une atmosphère très intimiste a enveloppé la pièce et leurs discours.

Leïla Slimani est née à Rabat où elle a reçu une éducation bourgeoise. Tout la sépare du monde dans lequel Abdellah Slimani a grandi, à Salé, ville très proche de Rabat,  séparée par un fleuve. Les deux protagonistes se sont rencontrés loin de leur pays, à Paris, il y a une quinzaine d'années, et lorsque Leïla Slimani évoque Abdellah Taïa, elle dit de celui-ci « cet homme est un ange, il est d’une douceur bouleversante ».

Cette discussion entre les deux auteurs a été l’occasion de revenir sur leur façon d’aborder leur rapport au corps, et de discuter de la notion de marginalité. Ces deux derniers racontaient la rencontre de leurs deux identités dyadiques. Leïla Slimani, dans sa condition féminine, évoque son rapport à la sexualité qu’elle retranscrit dans « Le jardin de l’ogre ». Elle décrit ainsi ce tabou bâti autour du corps, un rapport à la sexualité étouffé dans son adolescence à tel point qu’elle compare cette période au poème La grande maison inhabitable de Paul Eluard.
Abdellah Taïa, lui, aborde le corps comme un lieu de célébration lors de la petite enfance. Le corps devient problématique à l’adolescence lorsque ce dernier doit finalement admettre son homosexualité.


« Mener la guerre contre ceux qui vous écrasent »

Nous comprenons bien vite par leur discours que la langue française est à l'origine le lieu où s'installe la domination pour ces deux interlocuteurs. Cette même langue française devient petit à petit un lieu de vengeance. Leïla Slimani dit à ce titre qu’il faut « mener la guerre contre ceux qui vous écrasent ». Abdellah Taïa évoque cette envie  « d'écrire dans le langage des riches » comme motivation première dans le processus qui l’a mené vers l’écriture de ses romans. Une forme de désinvolture habite les deux protagonistes qui ont certes échangé sur leurs ouvrages, mais avant tout, ont partagé leurs discussions, leurs balades et les tonnes d’histoire qui fleurissaient dans leurs esprits créatifs en déambulant dans ces rues escarpées de la capitale portugaise. Leurs romans, si frappants soient-ils, deviennent des objets qui sont advenus sans intentionnalité particulière, mais bien par le biais d’un besoin viscéral de se libérer de leur passé, de chaînes invisibles qu’ils ont tous deux questionné durant des années.

 
Lepetitjournal s’est entretenu avec Abdellah Taïa

Après avoir publié tant de livres, peut-on encore se venger par le biais de l’écriture?

Ce n’est pas seulement une histoire de vengeance entre êtres humains. C’est une vengeance contre un système politique, social. Quand je dis vengeance, j’entends critiquer profondément l’injustice. Le passé continue de vivre avec nous, et nous nous en inspirons pour écrire. Il est plutôt question de trouver ce qui gît dans ce passé, et qui continue de nous abîmer dans notre présent, et dans le présent des autres. L’écrivain n’est pas là que pour lui, il est là aussi pour les autres.


C’est votre premier roman traduit en portugais. Cultivez-vous un lien particulier avec ce pays?

Pour moi, le plus grand cinéaste au monde est portugais, et il s’agit de João Pedro Rodrigues, il a réalisé O Fantasma, O Ornitólogo entre autres… C’est pour moi le plus grand réalisateur qui sois, et je l’ai d’ailleurs invité ce soir. En ce sens, je me sens déjà attaché au Portugal par le biais de son œuvre. En rentrant à Paris je compte bien revoir tous ses films que j’ai déjà vu mille fois!


Y’a t-il une vocation à éduquer par le biais de vos livres, de donner un témoignage qui aiderait un semblable?

Ce n’est pas un témoignage mais une pensée qui donne un fruit, qui en l'occurrence est un livre. Mais le seul fait qu’une personne telle que moi, un homme homosexuel auteur puisse écrire des livres et ses pensées, c’est en soi un exemple pour les autres bien que je ne me voie pas comme tel. Ce que les autres font m'aide à vivre, alors j’ose penser que ce que je fais aide aussi les gens. Mais l’acte en lui-même n’a pas vocation à éduquer qui que ce soit, ce serait prétentieux de ma part que de le penser, j’opte plutôt pour la sincérité.


Vous parlez de la stigmatisation de l’homosexualité au Maroc. Est-ce différent d’être homosexuel et marocain en France ?

C’est partout pareil, malheureusement. Regardons les récentes élections espagnoles en partie gagnées par un parti extrémiste, ces derniers veulent d’ores et déjà revenir sur les droits acquis comme l’avortement. Je prends aussi exemple sur la menace extrémiste qui s’est présentée aux dernières élections portugaises.

La stigmatisation, elle se passe tous les jours, à Paris contre les migrants, les homosexuels, les sujets de cette stigmatisation sont instrumentalisés par des politiques qui alimentent toujours plus les marges. Lorsque je pense à ce qui se passe politiquement dans le monde, cela me semble bien plus violent que ce que j’ai pu vivre dans mon enfance ou en devant assumer mon homosexualité au Maroc. Je ne serais pas cette voix qui confirme des clichés qu’ont les occidentaux sur les pays africains, ça, jamais de la vie.

 

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