Dans l'Atelier-musée Júlio Pomar les expositions se suivent et ne se ressemblent pas. En effet, la précédente, quoiqu´ intitulée Tratado dos Olhos (Traité des Yeux) ne montrait qu'un nombre réduit d'oeuvres de ce grand artiste portugais, alors qu' Edição e Utopia (Edition et Utopie) en cours actuellement nous éblouit.
(Vue Générale de l´exposiiton - Photo : António Jorge Silva © amjp)
Edição e Utopia : exposition de l´?uvre graphique de Julio Pomar
Jusqu'en mars prochain, dans l'atelier-musée foisonnent les images créées par Júlio Pomar, à tel point qu'il n'est même pas nécessaire de rentrer dans le bâtiment pour s'en convaincre. En descendant la Rua do Vale, il suffira de regarder à travers les élégantes fenêtres de la bâtisse réhabilitée par l'architecte Siza Vieira pour être happé par la multitude et la multiplicité des pièces qui en ornent les murs.
Et c'est bien de multiples qu'il s'agit, puisqu'Edição e Utopia est axée sur l'oeuvre graphique du peintre et, en particulier, sur les reproductions d'originaux par les diverses techniques de la gravure : eau-forte, aquateinte, taille-douce, burin, linogravure, xylogravure, lithographie, sérigraphie. Car Júlio Pomar a bien sûr touché à tout cela, comme il a observé, médité et travaillé sur tout ce qu'il appelle « le réel, le vrai, le vivant »1 . C'est pourquoi le rez-de-chaussée de l'atelier-musée est aujourd'hui peuplé d'animaux et d'humains, mais aussi de mythes, comme Don Quichotte, présence récurrente dans son ?uvre, sans oublier la fête, mouvement et rituels, que sont les Tauromachies. Ces gravures, qui ne naissent pour la plupart que de la rencontre entre le noir de l'encre et la blancheur du papier,
datent des années 50 et du début des années 60. Beaucoup donnent à voir le peuple portugais de cette époque, des paysans, des pêcheurs, un réel qui, comme le dit encore l'artiste, « est la coïncidence vécue entre l'effort du peintre et la marche ou la démarche des choses du monde, les forces vitales, disons, de l'Histoire, de la nature, de tout ce qui tantôt nous écrasant, tantôt nous stimulant, ouvre sur l'inconnu et constitue le fonds même de la vie »2. De tels propos, conjugués à la mémoire de l'étouffement salazariste qu'endurait le Portugal à l'époque où Pomar concevait ces oeuvres, permettent de percevoir sans peine la portée politique véhiculée par la force du trait, l'harmonie des formes et la beauté plastique de ces gravures. Une portée politique qu'amplifiaient les possibilités de multiplication de l'image offertes par l'impression, à une époque où la télévision, entre les mains de la dictature, ne faisait que balbutier ses premières émissions.(Mulheres na lota (Femmes à la vente à la criée), 1952 - Linogravure sur papier © Fundação Júlio Pomar)
(Le corps de Jaune 1976 ? Sérigraphie © Fundação Júlio Pomar)
Une exposition didactique
Edição e Utopia se veut aussi didactique, c'est pourquoi, outre les épreuves exposées, on pourra voir ici et là les plaques de cuivre, de bois, de linoléum qui en sont les matrices, ou encore des tableaux et des dessins appartenant aux mêmes séries de travaux. C'est notamment le cas pour les grandes sérigraphies et lithographies des années 70 qui nous attendent à l'étage en une explosion de couleur. Cette exposition, qui nous invite de la sorte à suivre le modus operandi de l'artiste, nous conduit forcément à réfléchir à sa recherche plastique en témoignant de l'échange continu qui s'opère entre les techniques, les formes, les médiums, les matières et les modes de reproduction choisis. Parmi ceux-ci, se trouvent également les coffrets de sérigraphies et les livres illustrés, en particulier Guerre et Paix de Tolstoï, dont les dessins originaux à l'encre de chine occupent tout un mur, ou encore O Romance de Camilo d'Aquilino Ribeiro. Edition, le premier terme du titre de l'exposition est donc pleinement justifié, mais où se trouve l'utopie ?
(Dessin pour ?GUERRE ET PAIX? DE TOLSTOÏ ? UNE VICTOIRE INATTENDUE II, 1955/56 -
Pinceau et encre de chine sur papier © Fundação Júlio Pomar)
Selon Sara Antónia Matos, curatrice de l'exposition et directrice de l'atelier-musée, la mise en circulation, à un prix accessible, des multiples tirés d'un original, est prometteuse d'une démocratisation de l'art qui peut s'avérer illusoire. En effet, posséder de l'art ne signifie pas forcément qu'on le comprenne. On en voudra pour preuve les prix astronomiques de certaines oeuvres achetées aujourd'hui aux enchères par des acquéreurs qui en apprécient surtout la valeur vénale. Or l'art s'adresse à l'esprit et à la sensibilité de son récepteur avec lequel s'instaurera un dialogue porteur d'enrichissement et de transformation et aboutira, dans le meilleur des cas, à un surcroît de civilisation de l'individu et de la société. Cependant pour qu'un tel cheminement se fasse, le seul accès à l'art ne suffit pas et c'est en cela que la multiplication de l'oeuvre d'art peut être vue comme une utopie. Mais si cet accès va de pair avec l'éducation, alors l'utopie se rapproche de la réalité. Et il se trouve précisément que le programme éducatif de l'atelier-musée est riche et généreux. Comme est riche et généreuse Edição e Utopia qui met gratuitement à la portée du grand public une partie importante de l'oeuvre de Júlio Pomar et nous offre une fête pour les sens et un régal pour l'esprit. Ainsi, cette exposition, tout en révélant une utopie, contribue à l'alimenter. On ne peut que s'en réjouir.
(Vue Générale : Dessins pour « GUERRE ET PAIX » DETOLSTOÏ
Photo : António Jorge Silva © amjp)
Anaé Legrand (www.lepetitjournal.com/lisbonne.html) lundi 22 décembre 2014
anae.legrand@gmail.com
1 In : Júlio Pomar, - Et la peinture ? , Éditions de la Différence, Paris, 2000, p. 17
2 Op. cit., p.17