“Politicas Familiares” : au Pérou, la politique est souvent une affaire de famille

Ce documentaire entame en novembre une tournée nationale dans plusieurs ciné-clubs alternatifs du Pérou. L’occasion de découvrir, depuis l’intime, une réflexion sur la démocratie péruvienne et le fujimorisme, avec légèreté et réalisme. Le réalisateur a accordé un entretien pour Le Petit Journal.

 

 

Le cinéma, un outil de dialogue

Installé en Allemagne, Martín Rebaza Ponce de León revient au Pérou lors de la campagne électorale de son père, candidat fujimoriste en Ucayali. Opposé à ses idées, il choisit de sortir sa caméra pour en faire un outil de dialogue plutôt que de rupture. Un geste intime, qui deviendra le point de départ du film.

 

Il nous explique : “C’est un film sur la campagne politique de mon père et sur la manière dont la politique envahit soudain la vie familiale. Quand mon père m’a annoncé qu’il se présentait avec Fuerza Popular, ma première réaction a été de prendre mes distances. Puis, en discutant avec des amis, j’ai compris que filmer ce processus pouvait être une manière de comprendre ce qui nous séparait. Le cinéma m’a permis de rester proche au lieu de m’éloigner.

Sans le film, je me serais probablement disputé plus violemment avec lui, probablement jusqu’à couper les ponts. Finalement, tourner a été un déclencheur : cela m’a aidé à reconnaître certaines choses, et la réconciliation est venue par là. Le cinéma a été un moyen de ne pas rompre avec ma famille.”

Et il suffit alors de remplacer famille par pays pour comprendre comment cette histoire intime parvient à parler à autant de Péruviens.

 

 

Les dynamiques familiales au cœur de la politique péruvienne

Son expérience personnelle permet à Martín Rebaza Ponce de León d’observer comment la politique s’invite dans les dynamiques familiales, jusqu’à former au sein des familles « une véritable politique interne, qui influence autant le privé que le public ». D’où le titre du documentaire, Políticas Familiares.

 

En montant son film en pleine crise politique, il a reconnu à l’échelle nationale ce qu’il avait filmé chez lui :

« En 2020 quand je filmais, je soupçonnais que cela pourrait résonner au-delà de l’histoire familiale, mais c’est plutôt en montant le film, en 2022, que c’est devenu plus clair : la crise autour du coup d’État de Castillo, l’arrivée de Dina Boluarte, les morts… Je voyais Dina Boluarte dans des vidéos où elle citait Marx, tout en agissant en parallèle en faveur de la droite la plus pourrie du pays. Elle changeait de discours d’un moment à l’autre. On ne peut pas lire la politique péruvienne avec une grille droite/gauche. Ici, la politique fonctionne (ou ne fonctionne pas) d’une autre manière.”

Quand on lui demande s’il existe une scène qui résume cette pratique « familiale » de la politique, Martín Rebaza Ponce de León n’hésite pas :

 Si vous regardez le film, vous ressentez cela tout du long. Mais il y a une scène qui le montre très clairement : celle où ma famille part distribuer des poulets. À un moment, ma mère dit : “J’ai organisé cette action, et ce sont mes amis qui m’ont aidée. Les membres du parti, eux, ne sont pas venus, et en plus ils demandent de l’argent pour participer.”

Normalement, quelqu’un qui appartient à un parti soutient ce type d’actions parce qu’il croit au projet politique. Dans le film, on voit que ce n’est pas le cas. Les sympathisants ne se mobilisent pas par conviction, mais par opportunisme. D’ailleurs, on ne voit presque pas de militants : soit ils n’existent pas vraiment, soit ils sont tellement absents qu’on ne les remarque pas.

Lorsqu’il y a des meetings aussi, il n’y a pas de discours d’idées, seulement des messages très éphémères.

Fuerza Popular aime se présenter comme le parti le plus organisé du Pérou et dans une certaine mesure, c’est vrai. Mais si c’est le parti le plus organisé, je n’ose imaginer les autres. Il n’existe pas de véritable loyauté envers une idée partisane. »

 

 

Des logiques familiales plutôt que partisanes 

Cette logique affective, faite d’affinités, de loyautés, parfois d’opportunisme ou de pressions, finit par peser davantage que les idées politiques elles-mêmes. C’est précisément ce qui, selon le réalisateur, explique pourquoi les élus ne représentent pas toujours une position idéologique claire.

« En Allemagne, quand on pense à la gauche ou à la droite, on sait à quoi cela renvoie. Au Pérou, ces catégories ne veulent presque rien dire. Nos logiques politiques sont autres : le vrai clivage serait plutôt entre conservateurs et libéraux. »

Mais cette grille de lecture limeña est elle même souvent inopérante dès qu’on observe la politique locale.

Comme le résume Martin Rebaza :

« Avec mon expérience des processus politiques régionaux à Ucayali ou à Trujillo, je voyais à quel point cela contrastait avec toute cette dialectique que nous, habitants des grandes villes, avons parfois sur la droite, la gauche… et qui, en réalité, n’existe presque pas dans les partis politiques locaux. »

 

 

Pourtant, l’absence de véritables repères idéologiques n’efface pas les clivages politiques ni la méfiance entre « blocs ». En filmant la campagne de son père au sein d’un parti dont il ne partage pas les idées, Martín Rebaza Ponce de León s’est parfois retrouvé en terrain hostile, observant de l’intérieur cette polarisation silencieuse.

« Je me souviens d’un meeting : tout le monde était habillé en orange, et je me sentais comme un infiltré. Je suis de gauche, et je pensais : “si je dis ce que je pense ici, on me frappe peut-être”. En réalité, personne ne se doutait de rien : être le fils du candidat me donnait un accès total à leur confiance. À un moment, la responsable du parti m’a vu avec la caméra et a demandé : “c’est qui ?”. Quand on lui a dit que j’étais le fils du candidat, tout est devenu normal.”

 

Au-delà du talent de réalisation, qui conduit de nombreux spectateurs à croire qu’il s’agit d’une fiction, Políticas Familiares est un documentaire qui offre une véritable opportunité de comprendre les rouages politiques du Pérou de l’intérieur, à l’approche des élections générales de 2026.

Comme le souligne Martin Rebaza :

« Je me suis aussi rendu compte qu’il n’existait pratiquement pas de films ou de matériaux audiovisuels qui montrent ce qui existe vraiment, comment le pays fonctionne en dehors de Lima. »

 

 

L’espoir que le cinéma change en partie les choses

Lorsqu’on demande à Martin Rebaza ce que représente pour lui le Prix spécial du jury au Festival de Lima, son sourire en dit presque autant que ses mots. Il ne s’y attendait pas, confie-t-il, d’autant que « le festival réunissait cette année des films vraiment très bons ». Pour lui, cette reconnaissance dépasse son film : elle témoigne surtout d’un cinéma péruvien en pleine effervescence, de plus en plus pluriel, riche de voix capables de raconter des histoires qu’il n’aurait « jamais pu raconter lui-même » mais qui l’enthousiasment profondément.

Rebaza insiste aussi sur la dimension collective d’un tel prix :

« Le cinéma est un art d’équipe », rappelle-t-il, évoquant la productrice Carolina, les monteurs, sa famille et toutes les personnes filmées. Et même s’il reconnaît bénéficier, depuis l’Allemagne où il vit, d’un certain privilège pour pouvoir continuer à créer, il sait combien « faire du cinéma au Pérou reste difficile ». Recevoir une telle distinction avec un documentaire parfois éprouvant émotionnellement n’en est que plus précieux pour lui.

En fin d’entretien, Martin Rebaza tient à ajouter une chose, simple et essentielle :

« Que vayan a ver la película ! »

Le réalisateur invite les spectateurs à découvrir Políticas Familiares lors de la tournée nationale qui démarre, portée par une distribution alternative