La destitution de Dina Boluarte survient alors que les rues de Lima s’embrasent depuis trois semaines, à quelques mois des prochaines élections générales.


Un attentat à la capitale aura été la goutte de trop pour un régime déjà fragilisé. Mais derrière l’agitation de ces derniers jours, la chute de Dina Boluarte illustre l’effondrement d’un système politique en crise depuis des années.
De la chute de Castillo à la déchéance de Boluarte : la spirale péruvienne
Jeudi dernier, le parti d’extrême droite Renovación Popular, dirigé par le maire de Lima, Rafael López Aliaga, a lancé le processus de destitution de la présidente Dina Boluarte au congrès péruvien. Dans la nuit du jeudi 9 au vendredi 10 octobre, une large majorité d’élus a voté sa déchéance pour « incapacité morale permanente ». À la suite du vote, le président du Parlement, José Jeri, a annoncé :
« Hoy, asumo con humildad la presidencia de la República, por sucesión constitucional ».
« Aujourd’hui, j’assume humblement la présidence de la République, par succession constitutionnelle. »
Rappelons que Mme Boluarte elle-même avait prononcé la même formule en décembre 2022, après la destitution de son prédécesseur, Pedro Castillo.
Ce gouvernement n’a connu aucun moment de répit, aucun printemps. Il est né impopulaire et l’est resté jusqu’à la fin. Résume le journaliste Renzo Gómez Vega, correspondant d’El País à Lima.
Une destitution réclamée dès l’investiture
Il ajoute : Depuis la chute de Pedro Castillo, le Pérou connaît des vagues de protestations qui, au départ, ont été très puissantes et menées par des collectifs sociaux du sud andin. Ces marches se sont ensuite essoufflées à cause de la forte répression du gouvernement —avec des dizaines de morts et de blessés.
Comme le souligne Joaquin, étudiant en ingénierie civile à Lima,
Depuis lors, la situation s’est également précarisée. L’insécurité et la précarité se sont aggravées.
Ainsi, il a suffi d’une ultime réforme impopulaire, touchant cette fois le système de retraites (AFP), pour raviver les manifestations.
Le nouvel élan de protestations, un coup de grâce parvenu au moment opportun
Pour Renzo Gómez Vega, trois grands blocs structurent aujourd’hui la contestation : les collectifs sociaux historiques, les syndicats de transport, et une nouvelle génération, la Gen Z, qui a redonné souffle aux mobilisations.
Ce dernier groupe représente environ 23 % de la population péruvienne, soit quelque 7 millions de jeunes , précise-t-il.
Très présente sur les réseaux, cette jeunesse s’inspire de mouvements internationaux :
Ce qui s’est passé au Népal a créé cette étincelle. Raconte Andrés, 20 ans.
Selon un sondage d’Ipsos, en septembre dernier, seulement 3 % des Péruviens approuvaient la gestion de Dina Boluarte, un taux tombant même à 0 % parmi les 18-24 ans.
Le politologue professeur Alberto Vergara, professeur à l'Université du Pacífico, le confirme : Le rejet de la présidente et du Congrès est inédit. C’est un rejet unanime.
et Renzo Gómez de résumer : Tout le monde se demande comment une présidente avec un tel niveau de rejet peut rester en poste. Et, fondamentalement, c’est parce que le Congrès ne veut pas partir.
Victoire populaire ou calcul électoral du Congrès ?
Après sept motions de destitution non abouties contre Dina Boluarte, l’élément de bascule qui aurait joué cette fois-ci serait la fusillade du concert de Agua Marina, quelques heures plus tôt à Lima.
En effet, Renzo Gómez Vega souligne :
On peut bien sûr se demander pourquoi Boluarte n’a pas été destituée en 2022 ou 2023, quand cinquante manifestants sont morts. Il y a là un double standard : lorsqu’un attentat survient à Lima, il a malheureusement beaucoup plus d’impact que dans les autres régions du pays.
À quelques mois des élections générales, beaucoup voient dans cette destitution un calcul politique du Congrès, désireux de se détacher d’une présidente devenue trop impopulaire.
Comme le résume Joaquín, étudiant et manifestant : Les partis avaient intérêt à garder Dina là, absorbant la pression sociale. En réalité, le Congrès comme l’exécutif partagent la responsabilité de la catastrophe de ces dernières années.

Une question se pose alors : cette destitution marque-t-elle une victoire pour la rue, un pas vers plus de démocratie, ou un simple jeu de façade orchestré par les élites politiques ?
Une mobilisation plus puissante que les précédentes
Pour Renzo Gómez Vega, il ne fait aucun doute que la pression sociale a pesé cette fois-ci plus que lors des précédentes mobilisations.
Ce qui a peut-être manqué aux manifestations de 2022 et 2023, ce sont des leaderships plus visibles. On commence à les voir se dessiner ici, avec les drapeaux One Piece de cette Gén Z. Et graphiquement, cela a un impact : cela donne l’idée d’une organisation beaucoup plus structurée.
Andrés appuie ce constat, soulignant la magnitude inédite des mobilisations :J’étudie l’ingénierie, et il n’y a pas beaucoup d’étudiants que la politique intéresse. Mais, dans ces nouvelles mobilisations, beaucoup d’étudiants en sciences de l’ingénierie ont commencé à se mobiliser, ce qui est un grand changement.
Pour José Luis Gargurevich Valdez, directeur général de Proética, la section péruvienne de Transparency International, l’efficacité d’un mouvement dépend avant tout de sa capacité à unir les différents pans de la société :
Je crois au pouvoir d’une demande sociale bien organisée et bien mobilisée. Elle a montré qu’elle pouvait exercer une pression dans les moments décisifs. Et, en période électorale, les candidats réagissent à ces signaux-là.
Il ajoute : Le plus grand succès qu’une mobilisation citoyenne puisse avoir, c’est que nous nous retrouvions tous ensemble.
De son côté, Joaquín estime que : " Je ne crois pas que nous nous fassions d’illusions : ce que nous essayons de faire n’influencera pas vraiment des dynamiques qui se sont formées au fil des années, soutenues par l’argent, par ces manières d’exercer la politique… autrement dit, par un appareil économique et idéologique très puissant. »
Il ajoute : « Le départ de Dina ne résoudra ni la corruption ni la répression. Si l’on veut résoudre les problèmes, il faut continuer à mettre la pression. »
Les manifestants refusent de crier victoire avant la bataille électorale
Loin d’être apaisés par cette destitution, les manifestants promettent de continuer les mobilisations, avec une grève annoncée pour ce mercredi 15 octobre dans tout le pays.
Pour Renzo Gómez Vega, le nouveau chef de l’État, José Jeri, devra agir vite s’il ne veut pas connaître le même sort que Manuel Merino, dont le mandat avait duré moins d’une semaine en 2020.
Mais le journaliste reste sceptique : « Il aura neuf mois devant lui ; c’est très peu pour entreprendre de grandes réformes, mais s’il veut simplement aller au bout de ces neuf mois, il devra faire beaucoup de gestes symboliques. Sinon, qui te dit qu’il tiendra même un mois ? »
À l’approche des élections générales, le climat politique reste explosif. « Van a ser catastróficas », anticipe Joaquín, pour qui les élections ne seront qu’une provocation de plus lancée à l’égard des manifestants.
Un constat partagé par José Luis Gargurevich Valdez, de Proética. « Nous avons quarante partis en lice pour les élections. Il est très probable qu’au moins la moitié du futur Sénat soit composée des mêmes politiciens qu’aujourd’hui, ceux-là mêmes qui incarnent ces illégalités. Selon les règles édictées par le Congrès lui-même, il est possible que la moitié du Sénat soit formée… par eux. »
S’unir derrière les urnes : un défi qui s’annonce plus difficile
Si les mobilisations ont réussi à rassembler une large partie de la société contre la corruption et les dérives autoritaires, le défi à venir s’annonce autrement plus complexe : s’unir derrière les urnes.
Pour José Luis Gargurevich Valdez, « Il est plus facile de nous unir contre ce qui a capté l’État que de nous mettre d’accord sur qui devrait gouverner. »
Même constat pour Joaquín, qui va jusqu’à avancer que : « Parler contre la corruption est devenu une rhétorique dépolitisée. »
Au-delà du rejet, tout le système de représentation en crise
Comme l’analyse Adriana Urrutia dans une étude publiée par Sciences Po (Les Études du CERI, janvier 2024),
« Le Pérou ne traverse pas une crise passagère : la manière dont la démocratie s’y construit au XXIᵉ siècle porte en elle les caractéristiques mêmes de son échec. »
Cette érosion démocratique s’accompagne d’une dégradation continue des indicateurs de transparence : selon Transparency International, le Pérou obtient aujourd’hui un score de 31/100 à l’indice de perception de la corruption (CPI), soit sept points de moins qu’en 2020.
L’érosion démocratique face au délitement du système de représentation partisane
Parmi les causes identifiées par Adriana Urrutia, « l’effondrement du système partisan, devenu un instrument de gestion d’intérêts privés » est un indicateur que José Luis Gargurevich Valdez identifie comme une “patrimonialisation du pouvoir”. Il explique que cette personnalisation du pouvoir politique prolonge un phénomène d’abord économique : la captation des institutions par des intérêts illicites.
« Ces économies illicites ont franchi un cap : elles ont désormais des représentants directs dans la politique. Ce n’est plus qu’elles influencent les institutions de pouvoir : ce sont elles qui y siègent. »
« Les politiciens ont très bien appris à jouer avec les règles des institutions péruviennes. Ils n’ont aucun intérêt à modifier les règles qu’ils ont eux-mêmes créées pour leur propre bénéfice. »
Joaquín observe lui aussi cette tendance, qui nourrit la défiance des citoyens envers leurs représentants :
« Certains partis fonctionnent essentiellement comme des machines politiques au service du lobbying d’entrepreneurs privés. »
Une fragmentation qui, selon lui, plonge ses racines dans la désagrégation des partis traditionnels :
Les partis politiques ont cessé de fonctionner, et rien ne s’est reconstitué pour les remplacer. Ce qu’on observe, c’est la désagrégation et la fragmentation radicale de la représentation politique. Les acteurs habitués à faire de la politique ont pulvérisé la représentation, au profit d’intérêts privés et criminels.
Pour Proética, ce vide s’explique aussi par l’absence de figures capables d’incarner une opposition démocratique :
« Nous n’avons pas de leaderships citoyens. J’aimerais pouvoir te dire : voici les cinq leaders de l’opposition démocratique — mais ils n’existent pas. Il faut aussi faire émerger ces figures capables d’unifier. »
Dans ce paysage politique éclaté, beaucoup de péruviens décident de leur vote le dernier jour, parfois même dans la file du bureau de vote. comme le rappelle Renzo Gómez Vega, l’unité de la rue ne se traduit pas encore dans les urnes.
L’instabilité se stabilise, la démocratie en crise
La destitution de Dina Boluarte, sur fond de crise politique chronique, s’inscrit dans une longue série : le pays a connu six présidents en neuf ans, souvent emportés par des scandales de corruption. Comme son prédécesseur.
En effet, comme presque tous ses prédécesseurs, l’ex-Présidente Boluarte, poursuivie par sept enquêtes pénales ouvertes à son encontre, risque d’être incarcérée à Barbadillo :
« Le Pérou est peut-être le seul pays au monde à disposer d’une prison réservée aux ex-présidents : Fujimori, Toledo, Humala, Castillo, même Vizcarra. Alan García s’est suicidé pour ne pas affronter la justice. »
De son côté, Renzo Gomez Vega souligne un autre aspect dysfonctionnel pour la démocratie péruvienne. Il décrit en effet un climat difficile pour la presse :
« Couvrir les actes officiels du gouvernement est devenu de plus en plus compliqué ; il y a un manque de transparence et un climat hostile envers la presse. »
Un constat qui semble unanime, résumé par Alberto Vergara, politologue et enseignant à l’Université du Pacífico avec ces mots :
« Ce qu’il reste n’est rien d’autre qu’une coquille de “démocratie” vide de contenu. »





