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L’Ayahuasca au Pérou et ses dérives

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Cérémonie “ayahuasca” au Centre Takiwasi, Tarapoto, Pérou. Crédit photo : Jaimes Torres
Écrit par Julie MARFIN
Publié le 6 septembre 2022, mis à jour le 11 octobre 2023

Expérience psychédélique, guérison… les raisons des touristes pour expérimenter l’ayahuasca sont nombreuses. Mais quelles conséquences pour cette tradition ancestrale des tribus péruviennes de l’Amazonie ?

 

L’ayahuasca, ou “liane des morts” (ou encore “liane des âmes”), d’après sa traduction littérale issue du quechua, est une plante de la jungle amazonienne. Utilisée sous forme de décoction depuis des milliers d’années par les tribus locales du Pérou, elle est aussi connue au Brésil, Bolivie, Équateur, Venezuela, Paraguay et en Colombie.

Traditionnellement employée lors de rituels chamaniques, la mixture permet d’entrer en transe pendant plusieurs heures. Les autochtones lui confèrent des propriétés purificatrices, curatives et magiques. En raison de sa composition chimique marquée par un puissant psychotrope : la DMT, ce breuvage est interdit dans les pays occidentaux. C’est pourquoi, chaque année des centaines de touristes affluent vers l’Amérique latine pour réaliser une expérience unique et pour le moins psychédélique. Mais cette industrie n’est pas sans conséquences pour les populations locales…

 

L’ayahuasca au Pérou et ses dérives
Ayahuasca. Crédit photo : Apollo (cc)

 

L’influence occidentale sur la tradition de l’ayahuasca

A l’origine, dans les communautés indigènes, les cérémonies d'ayahuasca étaient réalisées avant de partir à la chasse, “afin de se connecter avec la selva” (jungle). Mais aussi, pour que la Pachamama (mère nature) “leur offre une bonne saison de chasse”, explique Joel Macahuachi, guide et directeur d’agence dans la jungle amazonienne. A cette époque, seuls les maîtres ayahuasca étaient préparés à boire le breuvage âpre et amer. Le peuple indigène Shipibo nomme “Onaya” (“celui qui sait”), celui que les occidentaux appellent vulgairement “chaman”. Ces guérisseurs étaient les seuls à agir en “médiateur entre les mondes spirituels” et à savoir “naviguer” dans la transe qu’offre la plante pour en tirer les informations utiles à son peuple.

Lisa Ausic est diplômée d'anthropologie. Elle écrit actuellement une thèse sur l’ayahuasca et son impact au Pérou. Ayant passé plusieurs mois avec ce peuple natif du Pérou, elle rapporte : “la plupart des gens ici ne boivent pas l’ayahuasca parce qu’ils en ont peur”. La colonisation espagnole et le processus de christianisation ne sont pas non plus innocents à ce sujet. “L’église a propagé l’idée que cette plante est démoniaque, et qu’il ne faut pas l’utiliser”. Aujourd’hui pourtant, les touristes boivent eux même la décoction, parfois sans y être assez préparés…

Les touristes viennent souvent ici en voyant l’ayahuasca comme une plante qui fait des miracles et qui peut tout soigner. Lisa Ausic.

Avec la demande touristique, une opportunité commerciale s’est créée. C’est pourquoi, les jeunes générations d’Amérique latine s’orientent de plus en plus vers cette pratique. “Je vois beaucoup de personnes inexpérimentées ayant seulement appris à cuisiner l’ayahuasca et qui se disent chaman”, décrit Joel Macahuachi. Un.e Onaya suffisamment préparé.e compte “dix à quinze ans de pratique” avant d’être reconnu.e comme tel.le. “Les vrais guérisseurs ont souvent plus de 40 ans, voire 60-70 ans pour les meilleurs d’entre eux”. De cette manière, ils ont le temps d’acquérir l’expérience du processus chamanique, mais aussi d’assimiler une connaissance poussée de la jungle et des esprits. “Un bon maître ayahuasca est une personne qui vit dans la selva, ou qui y a passé énormément de temps, pour fortifier son esprit”, confie le guide touristique.

 

L’ayahuasca au Pérou et ses dérives
Flyer pour une retraite "ayahuasca'' à Iquitos, Pérou. Crédit photo : Julie Marfin

 

Des rituels de l’ayahuasca adaptés à la demande touristique

D’après Joel Macahuachi, “la moitié des touristes viennent pour expérimenter l’effet de la plante sur leur corps et leur esprit. L’autre partie vient pour se soigner, se purifier et éventuellement apprendre le chamanisme”. En fonction de ce que la personne vient chercher, l’initiation au rituel sera différente. De manière générale, le sujet doit se soustraire pendant au moins cinq jours à un régime alimentaire stricte, afin de purifier son corps (pas de tabac, d’alcool, de médicaments, de viande rouge…). Si l’individu vient soigner ses maux, une préparation mentale renforcée accompagne cette diète. De cette façon, le patient peut garder un certain contrôle sur la plante afin d’obtenir des réponses. Si la personne vient seulement pour réaliser l’expérience de l’ayahuasca, la préparation sera plus physique. “Les touristes font souvent 2 à 3 jours de cérémonie alors que la traditionnelle est de 5 jours”. Cinq jours, c’est le temps d’une session complète où il est possible de boire plusieurs fois le breuvage mystique. Au total, pour une prise sérieuse d’ayahuasca, il est recommandé de réaliser une retraite d’un mois. Le corps peut ainsi se reposer et l’esprit digérer ce qu’il a appris.

 

L’ayahuasca au Pérou et ses dérives
Retraite “ayahuasca” à Iquitos, Pérou. Crédit photo : Joel Macahuachi

 

Les touristes et les locaux ne viennent pas vers un.e Onaya pour les mêmes motivations. Si les étrangers viennent pour réaliser une expérimentation ou une introspection, les péruvien.ne.s eux, consultent un.e guérisseur.se pour les problèmes de la vie quotidienne. En venant avec une question précise, la cérémonie leur permettra d’entrevoir les bons et les mauvais présages. Une personne originaire d’Amérique latine ne recevra pas toujours la même préparation, ni la même retraite qu’un individu extérieur à cette culture. La prise d’ayahuasca est moins régulière et les dosages peuvent changer en fonction de la résistance de l’esprit à la transe.

 

L’ayahuasca au Pérou et ses dérives
Crédit photo : François Delonnay

 

Les abus et dangers des rituels de l’ayahuasca

Les cérémonies se déroulent généralement de nuit, dans une cabane au milieu de la jungle amazonienne. Au début, le guérisseur entame un chant dans une langue ancienne. Lors de la transe, l’Onaya va guider le patient dans son voyage intérieur. Il ou elle peut aussi vérifier que la personne ne fait pas de réactions extrêmes à la plante. Si c’est le cas, le ou la “chaman” va calmer les effets en lui faisant inhaler la fumée du mapacho (tabac de la selva). “La transe est parfois trop intense pour le sujet, le cerveau ne supporte pas toutes les informations et peut réagir très violemment. En fonction du dosage, l’ayahuasca peut rendre fou, voire entraîner la mort de l’initié”, confie le jeune guide péruvien. Certains marchés d’Iquitos proposent parfois des fioles d’ayahuasca, mais il peut être très dangereux de prendre cette plante sans être chaperonné. C’est pourquoi, il est important de toujours réaliser le rituel avec un chaman expérimenté et scrupuleux.

Ce que j’entends le plus souvent au Pérou, c’est que la tradition de l’ayahuasca se prostitue pour le tourisme. Lisa Ausic.

Il y a quatre ans, des touristes ont tué une guérisseuse au Pérou lors d’une cérémonie d’ayahuasca. En représailles, le Canadien Sébastian Woodroffe est mort lynché par les habitants du village où s'est déroulée la session. “Cet événement a été très peu relayé par les médias locaux lors de la mort de l’Onaya”, soupire Lisa Ausic. “Les journalistes ont omis son rôle de chaman et ont déclaré qu’elle était une protectrice de l’environnement, morte pour son combat”. L’affaire a surtout explosée lorsque le touriste a été assassiné, et non pas quand le meurtre de la guérisseuse a eu lieu. “Ce système a deux vitesses s’explique, à mon sens, par le fait que les journalistes ne peuvent pas exposer les dangers de l’ayahuasca sans impacter l’industrie du tourisme”, regrette la jeune femme.

 

Des conséquences tant humaines que environnementales

Pour satisfaire une demande toujours plus importante, la récolte de l’ayahuasca s’intensifie dans la forêt amazonienne. La cueillette de ces lianes conduit à une baisse de la production naturelle d’ayahuasca dans la région d’Iquitos. Les guérisseurs sont ainsi obligés d’aller de plus en plus loin vers Pucallpa pour la recueillir. Mais la mixture de l’ayahuasca est rarement pure, et se combine souvent avec d’autres plantes hallucinogènes. “La chacruna permet de renforcer les effets sur la durée, afin de permettre aux patients de profiter de son voyage”, observe Lisa Ausic. C’est pourquoi, “certains cultivateurs sont tentés de faire pousser de la chacruna au lieu du maïs ou des bananes, car c’est plus rentable pour eux”. S’il n’est pas possible de trouver ces feuilles pour cuisiner la mixture, les guérisseurs peuvent les remplacer par d’autres végétaux. Mais cette modification de recette peut être dangereuse, dans la mesure où ces plantes peuvent provoquer des réactions physiques et mentales différentes de celles attendues.

 

L’ayahuasca au Pérou et ses dérives
Chacruna. Crédit photo : François Delonnay

 

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