La capitale culturelle de la Turquie a gagné vendredi dernier une nouvelle librairie. Installée au cœur de Fatih, Pages est la première librairie arabophone de la ville. Ses fondateurs – un éditeur damascène et quelques amis – rêvent d’en faire un lieu de rencontre entre Turcs et Syriens, à l'heure où des milliers de nouveaux réfugiés franchissent la frontière
Ils seraient deux millions, un peu plus ou un peu moins, dont 330.000 à Istanbul. Les Turcs les croisent tous les jours, les plaignent ou les ignorent, mais les rencontrent rarement. Chez eux, en Syrie, ils étaient étudiants, commerçants, agriculteurs, chômeurs, médecins, ingénieurs, ouvriers, femmes au foyer ou écoliers. Ils ont fui les bombardements, les persécutions du régime ou d’un groupe extrémiste, une maison qui n’existe plus, un village dépeuplé.
Samir el-Kadri fait partie de ces millions de Syriens brutalement privés de leur vie, jetés au-delà des frontières, forcés de reconstruire ailleurs. Editeur, fondateur de la maison Bright Fingers (littérature jeunesse), il a fui Damas pour la Jordanie il y a deux ans et demi, puis la Turquie un an plus tard. Depuis qu’il vit à Istanbul, dans le quartier de Fatih, une idée le poursuit : créer un espace culturel pour les Turcs et les Syriens. “Il faut que les Turcs nous voient”, répète-t-il. “Il faut qu’on communique, qu’on apprenne à se connaître, malgré la barrière de la langue.”
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De l’islam à Marx
Sa solution s’appelle Pages, une librairie multilingue nichée au fond d’une belle impasse, à vingt mètres du musée Kariye (Saint-Sauveur-in-Chora). Derrière la façade en bois vert, sur quatre étages baignés de lumière, des centaines de livres attendent d’être feuilletés. Certains sont en français, en turc ou en anglais, mais la plupart sont en arabe. “A Istanbul, à ma connaissance, il n’existe pas de librairie arabophone”, constate Samir el-Kadri. “Ou alors ce sont des ouvrages islamiques. Ici, vous trouvez de tout, de l’islam à Marx !”
L’éditeur insiste : lui et quelques amis n’ont pas créé Pages “pour vendre des livres”. S’il faudra bien en vendre, un peu, pour payer le loyer, la librairie est davantage un espace culturel où Samir et ses huit acolytes programmeront des expositions, des projections, des workshops. A l’heure où tant de “cafés-librairies” ouvrent leurs portes à Istanbul – souvent plus pour le café que pour les livres eux-mêmes – Samir rêve d’un endroit bruyant, vivant, rempli de livres et de lecteurs. “Vous n’êtes pas obligés d’acheter les livres. Vous pouvez les lire sur place ou les emprunter”, insiste-t-il.
“Les livres, c’est la vie !”
La Turque Zeynep Sevde Paksu, fondatrice de Taze Kitap, connaît Samir depuis cinq ans. “Lorsqu’il est arrivé à Istanbul, nous nous sommes rendu compte que nous avions le même rêve”, raconte-t-elle. La jeune femme espère elle aussi faire de la librairie un espace d’échanges. “Les Syriens ne sont vus que comme des réfugiés, alors qu’avec eux, c’est aussi une culture et une richesse intellectuelle qui se sont réfugiées chez nous”, explique-t-elle.
“Cette richesse, les Turcs ne la voient pas. Ils ne voient pas tous ces écrivains, ces journalistes, ces poètes, ces ingénieurs, ces médecins syriens… Ils n’ont à l’esprit que l’image du Syrien qui mendie au feu rouge. Bien sûr que ces Syriens-là existent, et qu’il faut les aider. Mais il faut aussi voir, connaître et soutenir les intellectuels syriens en Turquie”, plaide l’éditrice.
Le dernier étage de la librairie, coloré du sol aux rideaux, est dédié aux livres pour enfants. “Il est très important pour les plus jeunes, qui grandissent dans une autre culture, de lire dans leur langue maternelle”, souligne Samir el-Kadri. “Il est important pour nous tous, Syriens, de revenir à la vie. Et les livres, c’est la vie !”
Anne Andlauer (www.lepetitjournal.com/Istanbul) mardi 16 juin 2015
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