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La protection du patrimoine indien. Un objet à la fois

L'inde possède un patrimoine artistique exceptionnel, qui suscite bien des convoitises. Si le pays s'est doté d'une législation conséquente pour lutter contre le trafic d'oeuvres d'art et d'antiquité, le vol d'objets d'art en Inde, en particulier de bronzes de l'époque Chola, reste monnaie courante. Heureusement, différentes initiatives sont mises en oeuvre et permettent, petit à petit, d'améliorer la situation.

Bronze cholaBronze chola
Shiva and Parvati. Tamil Nadu, période Chola. Image : MAP Academy
Écrit par Liliam Boti Llanes
Publié le 15 avril 2024, mis à jour le 29 avril 2024

Je suis récemment tombée sur un excellent ouvrage, édité par la Lalit Akademy of India, portant sur les bronzes du sud de l'Inde. Cet ouvrage de vulgarisation scientifique détaille l'iconométrie, l'iconographie, l'ornementation et l'habillement des bronzes coulés dans le sud de l'Inde sous les empires Pallava, Cholas, Pandyas et Cheras.

L’ouvrage explique en détail la période Chola, l'une des plus accomplies en matière de réalisations artistiques et culturelles, qui s’est étendue du IXe au XIIIe siècle. L’empire Chola a dominé non seulement le sud de l’Inde, mais a également atteint le Sri Lanka ainsi que les îles Maldives.

Les pièces en bronze créées à cette époque sont considérées comme de véritables chefs-d'œuvre, témoignant d’un savoir-faire artisanal exceptionnel, empreints d'harmonie et de grâce. Pour les collectionneurs d’antiquités et d’art, ces sculptures figurent parmi les objets les plus convoités du sud de l'Inde.

 

Les détails des sculptures en bronze

Je me suis également rendue au palais de Thanjavur pour admirer la collection de sculptures Nataraja, ainsi qu’au musée gouvernemental de Chennai, où j'ai été frappée par la qualité exceptionnelle des pièces exposées. Bien qu’une connaissance approfondie soit nécessaire pour en saisir pleinement les significations, ces œuvres sont toujours captivantes.

Ces sculptures en bronze obéissent à un système de proportions très élaboré qui prescrit les dimensions verticales, horizontales et la profondeur des images. Même les variations de hauteur dépendent du fait que l’image soit en groupe ou isolée. Dans le cas des divinités hindoues, l’iconographe est très spécifique. À titre d’exemple, un Ganesh nain doit respecter une taille précise tandis qu’une représentation de Vishnu doit dominer son groupe, parmi d’autres innombrables détails tels que la disposition des mains et des membres, le mouvement du corps ou l’expression du regard.

 

Sculpture chola Nataraja. Image : MAP Academy
Sculpture chola Nataraja. Image : MAP Academy

 

Je me suis alors souvenue de la récente vague de restitutions d'objets volés à l'Inde, mais aussi du trafic constant d'œuvres exportées clandestinement depuis les pays en développement. L'Inde ne fait malheureusement pas exception.

Le tamil Nadu récupère 10 statutes volées dans des temples

 

Le trafic d'oeuvres d'art et d'antiquités indiennes

En 2022, la police de l'Idol Wing de Chennai a signalé la saisie de cinq idoles antiques dans une galerie d'art de la ville, alors qu'elles étaient en train d'être vendues illégalement. Les pièces les plus remarquables étaient une idole de Vishnu de style khmer et une idole de Nataraja, évaluées respectivement à 60 et 50 crores, soit environ 11 millions d'euros chacune. Des sommes considérables, quelle que soit l'exactitude de l'estimation avancée par les autorités (dans mes recherches, je ne suis pas tombée sur des idoles d’un tel prix lors de ventes publiques, mais ce sont les montants rendus publics par la police).

L'idole la plus chère vendue aux enchères jusqu’à présent était une très rare figure de Shiva Tripuravijaya, de la période Chola, datant d'environ 1050 après J-C. Cette sculpture s’est adjugée près de 4,5 millions d’euros chez Christie’s à Londres en 2020.

Figure en bronze de Shiva Tripuravijaya. Image : Christie's
Figure en bronze de Shiva Tripuravijaya, adjugée 4,5 millions d'euros. Image : Christie's

 

L'idole de Vishnu, en cours de vente illégale, était soupçonnée d'avoir été importée du Cambodge, tandis que l'idole de Nataraja, vieille de 1000 ans, avait été volée dans un temple du Sud.

Cette saisie à Chennai met en lumière certains des problèmes les plus pressants dans la protection du patrimoine : le trafic d'œuvres d'art, un problème universel, ainsi que les sommes colossales en jeu.

 

La protection du patrimoine : où en est l'Inde ?

Dans les années 60, l'Inde était à l'avant-garde de la lutte contre le commerce illégal d'antiquités. Elle s'est alliée à l'Italie, riche elle aussi d'un immense patrimoine antique, pour faire pression en faveur de l'adoption de la Convention concernant la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel, approuvée en 1972 par l'UNESCO à Paris. Cette loi est entrée en vigueur en 1975 et l'Inde l’a ratifiée en 1977.

Le pays dispose également de la loi de 1972 sur les antiquités et les trésors artistiques, promulgués pour la protection des biens culturels meublés (constitués d’antiquités et de trésors artistiques). Cette loi réglemente l'exportation d'antiquités et des trésors d’art, prévient la contrebande et les transactions frauduleuses. Elle traite également de l'acquisition obligatoire d’antiquités et de trésors artistiques, qui seront conservés dans des lieux publics. Elle a été complétée en 1973 par les règles sur les antiquités et les trésors artistiques. Toutes deux sont entrées en vigueur en 1976.

Concernant les fouilles, la législation remonte à la période précédant l’indépendance, avec l'Indian Treasure-Trove Act de 1878, toujours en vigueur. Cette loi vise à protéger et préserver les trésors découverts accidentellement et ayant une valeur archéologique et historique. Elle définit le "trésor" comme "tout objet de valeur caché dans le sol" et fixe un montant pour cette valeur. La loi précise aussi la procédure à suivre pour en revendiquer la propriété et les conséquences du non-respect de cette procédure.

 

Bronze Chola. Image : Asiasociety
Bronze Chola. Image : Asiasociety

 

En théorie : des réglementations à même de protéger le patrimoine indien. Et en pratique ?

Même si le cadre législatif a été mis en place dès 1977, force est de constater que l'Inde a perdu l'élan initial des années 60 en matière de protection du patrimoine. Cette tâche colossale a été entravée par l'absence d'archives nationales et de base de données recensant les objets disparus.

Le flot ininterrompu d'œuvres volées en est la triste illustration. Un exemple emblématique est celui du contrebandier d'art Subhash Kapoor, aujourd'hui emprisonné, qui écoulait par l'intermédiaire de sa galerie new-yorkaise des œuvres pillées à travers l'Asie, principalement en Inde.

Il était à la tête d'un véritable réseau international de trafic qui commercialisait des milliers de trésors dérobés dans des temples, ruines et sites archéologiques asiatiques, usant de faux documents et d'un réseau d'acheteurs. Bien qu'ayant ouvert sa galerie aux États-Unis dans les années 70, ce n'est qu'à partir de 1990 qu'il s'est concentré sur l'art pillé. Malgré une surveillance américaine dès 2000 et des preuves accablantes, il est resté actif pendant plus de 20 ans.

 

L’organisation India Pride Project 

Mais la protection du patrimoine est une préoccupation majeure pour de nombreux Indiens. Lorsque le Dr Namaswamy, archéologue et éminent spécialiste des bronzes Chola, a témoigné en 1989 à Londres dans l'affaire de restitution de l'idole Nataraja, il a expliqué que les Agamas hindous contiennent même des textes précisant comment enterrer les divinités lorsqu'un temple est menacé par des envahisseurs, car "une idole reste toujours une idole". Cela illustre l'étendue de la dévotion et de la vénération des hindous envers les divinités des temples, et donc l'importance accordée à leur protection.

C'est dans cet esprit qu'un passionné d'art indien, Vijay Kumar, a décidé en 2014 de lancer le India Pride Project, s'associant à d'autres personnes partageant les mêmes idéaux afin de traquer les idoles volées en Inde et désormais exposées dans les musées, galeries d'art et collections privées du monde entier. Selon une interview accordée à la presse indienne en 2024, Vijay Kumar suit personnellement plus de 10 000 idoles.

 

Image du site internet de l'Indian Pride Project

 

M. Kumar, en plus de pointer du doigt les problèmes habituels rencontrés par les forces de l'ordre et l'inaction gouvernementale, insiste sur le fait que davantage d'efforts doivent être déployés en matière de formation et de tenue d'un registre des trésors perdus pour assurer une meilleure protection du patrimoine. En effet, la plupart des autorités manquent de compréhension et de connaissances sur les réglementations juridiques internationales en la matière.

Identifier avec précision toutes les nuances et les détails des anciennes sculptures pour éviter leur exportation sous couvert de faux documents représente également un défi de taille. La formation des autorités est d’autant plus nécessaire, et l’éducation de la population tout aussi cruciale. 

Ceci dit, et heureusement, des exemples de réussite existent.

 

Les réussites en matière de protection du patrimoine et la voie à suivre

​Le musée virtuel www.tnidols.com, fruit d'une collaboration entre des scientifiques de l'Indian Institute of Technology Madras (IIT Madras) et le Tamil Nadu Idol Wing de la police, représente une avancée prometteuse dans la protection et la promotion du patrimoine indien.

Bien que le site internet ne soit pas le plus informatif, organisé ou convivial, il contient néanmoins les meilleures images d'idoles en métal, bois et pierre du Tamil Nadu.

 

Lord Vinayagar (pierre).Période Cholas, saisie en 2016. Image : site TN Idol
Lord Vinayagar (pierre).Période Cholas, saisie en 2016. Image : site TN Idol

 

Ce projet très ambitieux vise à devenir à terme une véritable encyclopédie en ligne sur les temples et les trésors culturels du Tamil Nadu. Étant issu d’une collaboration avec des scientifiques, il ouvre également des perspectives intéressantes sur l'utilisation des NFT (non-fungible tokens : jetons numériques uniques et non interchangeables, basés sur la technologie blockchain, qui peuvent servir de certificat numérique d'authenticité et de propriété) pour renforcer la protection et la valorisation du patrimoine indien. 

Le chemin est entamé : il faut maintenant le poursuivre.

 

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