Rockstar française de l’économie après son bestseller Le Capital au XXIe siècle, lu par les gauches du monde entier, Thomas Piketty était de passage à Hong Kong.
Le promoteur de la redistribution et de la fiscalité progressive est intervenu vendredi à l’Education University, entouré d’un ancien secrétaire au finance, Antony Leung, défendant l’absence d’impôt sur la succession, et de Cheung Leong, du Hong Kong Jockey Club, vantant l’importance sociale de cette fondation privée. Thomas Piketty a ainsi fait l'apologie de l'impôt dans le “pays le plus libre”, comme décrit en introduction par le président de l’université. Il a ensuite répondu à nos questions.
Lepetitjournal.com: qu'est-ce que cela fait d’être dans "le pays le plus libre" ou tout du moins l’économie la plus libre du monde?
Thomas Piketty: Je ne connais pas assez Hong Kong, mais vous ne pouvez pas séparer libertés économiques, libertés sociales et libertés politiques. Tout vient ensemble. Etre libre économiquement seulement ou être capable d’accumuler des milliards sans redistribuer à la communauté n’a rien à voir avec la liberté. J’ai été un peu surpris d’entendre une telle description de Hong Kong.
La ville est à l’intersection de deux évolutions: celle des centres financiers qui pensent avoir besoin d’une économie dérégulée. Hong Kong n’est qu’un point de cette galaxie, avec d’autres paradis fiscaux dans le monde. Autre évolution: l’intégration à la Chine communiste. Après la chute du bloc soviétique, la décision a été prise un peu partout dans le monde, et particulièrement en Chine communiste, d’abandonner toute sorte de redistribution explicite.
Penser que la redistribution serait atteinte par le simple fait d'avoir un gouvernement fort qui dirige un grand territoire et qui apporte une harmonie sociale est illusoire à long terme. Il y a un manque d’impôt progressif et de volonté politique pour faire contribuer les très riches au bien commun. Entretenir de bonnes relations avec les millionnaires comme Jack Ma n’est pas suffisant.
Vous devez mettre en place une fiscalité explicite en fonction des revenus et du patrimoine accumulé et une fiscalité sur la fortune que vous transmettez à la génération suivante. Sinon, dans 20, 30 ans, que ferez-vous avec la nouvelle génération? Tant que la croissance est très élevée, ça paraît acceptable, mais à l’avenir, la Chine et Hong Kong devront mettre en place des politiques plus redistributives.
Pourquoi est-il si difficile d’expliquer que tant d'inégalités ne sont pas bonnes pour l’économie?
Ce qui est vraiment difficile est d’amener les gens à réfléchir sur le niveau d'inégalités acceptable. La part de richesses détenues par les 10% les plus riches sera toujours entre 10% et 100%. Personne ne dit que ce doit être 10%, soit l’égalité totale. Personne ne dit que ce doit être 100%. Entre 10% et 100%, la question est: où se trouve l’équilibre?
J’essaie d’apporter des comparaisons historiques dans ce débat. C’est la seule façon de se forger un avis informé. Il faut étudier les chiffres, les bonnes données. Or beaucoup se basent sur leur propre intuition. On ne peut pas régler les désaccords sur cette base. J’essaie d’apporter un langage commun.
Que disent ces chiffres à travers l'Histoire?
Dans les pays européens, jusqu’à la Première guerre mondiale, 80 à 90% de la richesse totale est concentrée dans les mains de 10% de la population. Il n’y avait pas de classe moyenne. La seule chose qui a stoppé cette concentration a été le choc politique de la guerre, la révolution bolchévique… Après la Seconde guerre mondiale, jusqu’en 1980, les inégalités se sont stabilisées à un niveau plutôt faible. Encore aujourd’hui, la concentration est moindre qu’avant la Première guerre mondiale. La redistribution n’a pas empêché la croissance, qui a même été plus forte pendant ces décennies 1950-60-70. La concentration de la richesse n’est pas bonne pour l’économie. Au contraire, la réduction des inégalités s’est accompagnée d’une plus grande mobilité. Les gens de la classe moyenne ont pu lancer de nouvelles affaires.
A Hong Kong, les richesses sont très concentrées autour des tycoons. Que pensez-vous de théories comme celle du ruissellement*, qui justifient de taxer peu les grandes fortunes?
Nous sommes ici au-dessus de l’optimum. La concentration des richesses à Hong Kong est probablement plus forte que le niveau nécessaire à cette théorie du ruissellement. Je pense qu’il est possible de réduire les inégalités à Hong Kong sans grever la croissance. On pourrait même avoir plus de croissance et de prospérité. Quand les revenus les plus faibles sont si bas que les gens ne peuvent pas se loger ou que leurs enfants ont du mal à accéder à l’éducation, ce n’est pas bon pour la croissance. Pour une croissance de long terme, il faut des investissements plus inclusifs, particulièrement dans l’éducation. A un certain point, les inégalités pénalisent la croissance. Où est ce point? C’est ce qui est compliqué à définir.
Un des grands problèmes à Hong Kong ou en Chine est le manque de transparence. Il est impossible de trouver des données sur la fortune et les patrimoines accumulés. En Chine, les données sur les revenus sont aussi manquantes. Nous ne savons même pas à quel point les richesses sont concentrées.
Vous comparez les inégalités et le réchauffement climatique en matière de prise de conscience, mais les mettez-vous sur le même plan en matière de menace?
Ce sont les deux grandes menaces pour le monde actuellement. Elles sont de nature différente, mais elles adviennent en même temps. Elles ne peuvent être combattues qu’ensemble. Il est difficile de faire accepter les changements de mode de vie si vous ne réduisez pas dans le même temps les inégalités et si vous ne convainquez pas les opinions publiques que les efforts seront partagés de façon acceptable et plus égalitaire.
J’essaie de faire ma part du travail en racontant ce que j’ai appris et particulièrement au travers de l’Histoire en expliquant comment les élites européennes du XXe siècle ont détruit leur pays en refusant de faire les réformes sociales à temps. Les grandes inégalités du début du XXe siècle ont contribué aux tensions sociales et à tourner les peuples contre leurs voisins. C’était très tentant pour les leaders français ou allemands de blâmer les autres pays. Le mouvement populiste est arrivé parce qu’on pensait que le marché dérégulé apporterait l’harmonie sociale. Aujourd’hui, il y a d’autres sortes de populismes. Nous avons aussi la menace du réchauffement climatique. J’espère que les leçons de l’Histoire nous aideront à trouver de meilleures solutions.
Propos recueilli par Marc Schildt et Matthieu Verrier
Remerciements au Consulat général de France et à la Education University
*Théorie selon laquelle les revenus des individus les plus riches sont in fine réinjectés dans l'économie, soit par le biais de leur consommation, soit par celui de l'investissement (notamment via l'épargne), contribuant ainsi, directement ou indirectement, à l'activité économique. Cette théorie est notamment avancée pour défendre l'idée que les réductions d'impôt y compris pour les hauts revenus ont un effet bénéfique pour l'économie globale.