Née au Vietnam dans les derniers mois de la guerre, Cécilia a vu son histoire se brouiller avant même de commencer. À huit mois, elle fait partie des nourrissons évacués vers l’Occident lors de l’opération Babylift, en avril 1975. Un demi-siècle plus tard, cette femme franco-vietnamienne revisite ce passé silencieux à travers Shoeboxes’75, une oeuvre qui retrace, en poème et en images, le parcours d’un enfant du Babylift et fait résonner une histoire intime au cœur de l’histoire collective.


Née quelque part dans le sud du Vietnam, à une date approximative en 1974, Cécilia fait partie de ces enfants dont les premières traces se sont effacées sous le poids de l’Histoire. Arrivée en France à huit ou neuf mois, après un passage par les Philippines et les États-Unis, elle est l’une des bébés transportés lors de l’opération Babylift, évacuation organisée par les Américains le 26 avril 1975 à la fin de la guerre du Vietnam.
Adoptée par la famille Chopin via l’association Rayon de Soleil, elle grandit en France, où elle suivra des études d’économie puis un master de géopolitique, avant de travailler dans la coopération internationale.
Un événement marquant, constitutif d’une identité
Cécilia raconte cette arrivée comme un « événement constitutif de l’identité », un point de départ autant biographique qu’intime.
Pourtant, dit-elle, « on ne se demande pas tous les jours qui on est ». Selon elle, les questions sur l’identité surgissent à des moments clés : l’adolescence, la maternité, les ruptures du parcours.
Malgré cette identité qu’elle s’est construite, le Vietnam, n’a jamais disparu: il reste omniprésent, il traverse son enfance par les récits familiaux, puis se matérialise au fil de voyages, en 1995 et 2025, mais aussi de séjours plus long, 3 ans de 2005 à 2008 et un an de 2023 à 2024.
Une identité en mouvement : “les allers-retours, c’est ce qui me va bien”
Cécilia le résume sans détour : elle est physiquement 100 % vietnamienne mais je ne parle pas couramment vietnamien. Elle a tenté de l’apprendre, essayé de revenir vivre au pays, mais chaque tentative a été freinée par des circonstances personnelles ou professionnelles. Elle s’est peu à peu reconnue dans cet entre-deux, dans ce lien qui se construit par intermittence, nourri d’allers-retours plutôt que d’un ancrage complet.
Le problème majeur, dit-elle, tient à la nature même de son histoire : celle des enfants de Babylift, pour lesquels il n’existe presque aucune trace avant avril 1975. Tous les documents administratifs la concernant ne lui ont pas été restitués et ont probablement été perdus. Difficile alors de répondre aux questions les plus simples : où suis-je née ? quel est mon signe astrologique ? Mais, ajoute-t-elle, ces interrogations ne concernent pas que les enfants adoptés : «Au final, tout le monde se demande qui il est et pourquoi il est là.»
Cécilia s’appuie sur une image qui la guide depuis des années : celle d’un arbre dont les racines, d’abord fragiles et discrètes, s’étendent et se renforcent au fil de sa croissance. Ses racines, elle choisit donc de les construire, de les étendre au fil de sa vie, sans chercher à tout prix un passé dont il subsiste trop peu de traces.
Écrire pour transmettre : la naissance d’un projet à deux voix
À l’approche des 50 ans de Babylift, Cécilia et son compagnon Jérôme, ensemble depuis plus de trente ans, décident de se lancer et de finaliser un projet entamé en 2022 : un livre, poétique et visuel, qui raconterait non seulement l’histoire de Cécilia mais aussi les sensations éprouvées lors de leurs séjours au Vietnam.
Le titre, Shoebox’75, fait écho à ces images d’enfants transportés dans des boîtes en carton lors de l’évacuation, une image que Cécilia a longtemps portée inconsciemment dans ses cauchemars d’enfant, enfermée dans une boîte dont le couvercle se referme.

Cliquez ici pour en savoir plus sur le livre Shoeboxes'75.
Selon les conseils des auteurs, le texte devrait se lire d’une traite, comme un voyage. Le lecteur y suit un jeune homme à vélo, figure poétique qui traverse les scènes et entraîne le lecteur jusqu’à une forme d’urgence : celle de la guerre, de la fuite, de l’incertitude. Le rythme rapide, fait de phrases courtes, traduit le battement d’un cœur, celui de Cécilia, celui de l’histoire.
Une démarche ancrée dans la rencontre
Le texte, écrit par Jérôme mais nourri de leurs dialogues intimes et de l’histoire de Cécilia, devient dans un premier temps un « objet narratif à deux ».
L’écriture se fait rapidement, mais le projet se complexifie volontairement: retour au Vietnam, rencontres, travail avec des Vietnamiens, volonté d’éviter l’entre-soi. Ils choisissent de collaborer avec un jeune illustrateur vietnamien, T.ho dont le style les surprend et enrichit le récit. Parallèlement, ils fondent une petite maison d’édition (Hop édition) et conçoivent des objets inspirés du livre afin d’enrichir leur projet.
Au-delà du récit personnel, Cécilia et Jérôme tenaient à voir comment les Vietnamiens, et en particulier la jeune génération, moderne, créatives, s’approprieraient cette histoire. Les illustrations de T.ho, auxquelles ils n’auraient jamais pensé seuls, ont transformé le livre. La collaboration, les traductions, les échanges ont ancré l’œuvre dans une réalité culturelle vivante, loin d’un regard extérieur figé.
Enfin, cette œuvre a été rédigée dans le but de toucher un large public en dépassant les frontières. Pour cela, le couple à eu l’idée originale de publier simultanément le livre en français et vietnamien, afin que le lecteur puisse avoir le texte dans les deux langues dans un seul et même objet. Une version bilingue vietnamien anglais a également vu le jour, pour embrasser pleinement l’histoire américaine et vietnamienne de Shoeboxes’75, comme son titre l’indique.
Travail de mémoire ou acte politique?
Pour Cécilia, ce récit n’a rien de revendicatif. Il n’interroge pas la légitimité de Babylift, ni les motivations humanitaires ou stratégiques de l’époque. « Dans les conflits, c’est le chaos. Les gens font ce qu’ils peuvent, sous la peur et l’urgence. » Juger le passé n’a pas de sens à ses yeux.
Le livre veut autre chose : résister à l’oubli. À travers la poésie, à travers des images, il cherche à transmettre une mémoire sensible, celle de 1975, mais aussi celle des vies bouleversées par des décisions politiques lointaines.
« L’art et l’esthétique permettent de mieux résister au temps »
Et après ? Tourner les pages
Cécilia et Jérôme ne prévoient pas forcément d’écrire davantage sur Babylift. Leur prochain livre, déjà presque terminé, portera sur une autre expérience, puis un autre encore les conduira vers la Côte d’Ivoire ou le Niger, toujours avec la même volonté de travailler avec des artistes locaux.
La maison d’édition continue. L’histoire aussi.
« On tourne les pages. On n’oublie pas, mais on avance. »
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