Jeune belge originaire de Namur, au parcours de vie extra-ordinaire, Clément Colpé est désormais à la tête du concept store-restaurant “Chez Lulu” à Fann résidence. Il nous raconte son histoire atypique.
LPJ Dakar : Comment êtes-vous arrivé au Sénégal ?
Clément Colpé : J’ai toujours ressenti une attraction très forte pour l’Afrique. J’ai de la famille partout dans le monde, et mon noyau familial a toujours été très ouvert d’esprit et curieux. J’ai grandi dans la culture hip-hop et reggae, les meilleurs amis de mes parents sont burundis, ivoiriens, congolais, albanais, turcs… Mes références ont toujours été un peu différentes de celles des autres. Quand j’avais quatorze ans, mes parents m’ont emmené en Casamance pour me recadrer un peu, car je faisais pas mal de bêtises. Cela a été la plus grande gifle de ma vie, et j’ai juré que je reviendrai faire ma vie ici.
J’ai arrêté l’école à quinze-seize ans, mais j’ai toujours été un grand bosseur. Je viens d’un milieu campagnard donc cela a fait partie de mon éducation. J’ai été beatmaker à NRJ et j’ai fait de nombreux autres petits jobs. A dix-neuf ans, je suis parti trois mois au Canada car je ne faisais rien de bon en Belgique. J’étais logé chez un ami de mon père à Montréal, j’ai passé l’examen TOEFL et Cambridge (certifications de niveau en anglais) en un mois. Après, j’ai fait la fête !
Lorsque je suis rentré en Belgique, je me suis demandé ce que je pouvais faire. Je me suis avoué ma passion pour la cuisine très tard. Pourtant j’ai toujours aimé cuisiner, je faisais le marché avec mon papa depuis tout jeune, j’ai fait ma première lasagne à huit ans. Tous les dimanches, pendant vingt-cinq ans, on mangeait à des tablées de 30-40 personnes. L’amour de la bonne nourriture a toujours été dans ma famille. Mon grand-père maternel avait même ouvert une grande école d’hôtellerie en Belgique : le centre Mosan.
J’ai frappé à la porte d’un restaurant, qui m’a refusé car je n’avais aucune formation. Alors, j’ai fait une formation de petite et moyenne entreprise : l’enseignement s’articulait autour de cinq jours par semaine en entreprise et un jour sur les bancs de l’école. Même si ce n’était qu’un jour par semaine, je crois que je n’y allais pas trop (rires).
Après, j’ai travaillé trois ans à l’Espièglerie de Namur, avec un chef très reconnu. J’ai été repéré par le chef étoilé Yves Mattagne, qui m’a pris comme commis puis m’a permis de donner des cours dans son atelier.
Je rêvais toujours d’Afrique cependant. On m’a offert en 2005 un poste aux Alizées à Cap Skirring chez Jean-Paul Fontaine. Il cherchait un chef pour son restaurant dans son hôtel cinq étoiles. J’y ai fait deux saisons et demi : quand tu as 22-23 ans à Cap Skirring, à un moment tu tournes en rond, et il y a beaucoup de tentations. Il s’agissait d’un boulot de rêve, mais professionnellement je m’endormais.
Qu’avez-vous fait par la suite ?
Le Radisson m’a appelé. Ils ouvraient alors leur premier hôtel au Sénégal, à Dakar. J’ai accepté et j’ai travaillé là bas de 2009 jusqu’à fin 2015. C’était une super aventure, nous ouvrions le premier hôtel de référence à Dakar, du cinq étoiles en plus. Cette fois-ci, je devais faire beaucoup de management, de gestion. Je cuisinais pour mille personnes par jour, avec une équipe de quatre cent personnes à gérer. Cela m’a beaucoup appris en terme de règles, de procédures et de rigueur.
Un jour, un bureau londonien (YOLO) m’a appelé pour me proposer d’ouvrir six restaurants gastronomiques à Accra au Ghana. J’ai beaucoup aimé le challenge, tout comme le pays. Cependant, le pays où je me sens le mieux, cela reste le Sénégal. De plus j’ai rencontré ma femme en travaillant au Radisson, à Dakar, elle est sénégalaise. Une fois les restaurants lancés, nous voulions rentrer. J’en avais un peu assez de la cuisine, je voulais faire une pause de quelques mois.
De retour à Dakar, j’ai croisé mon ancien fournisseur du Radisson, qui avait un bureau à Rungis. Il faisait venir des tonnes de nourriture très fraîche une fois par semaine à Dakar : saumon, foie gras...
Il était alors basé à Ténérife et avait besoin d’un directeur sur place. Pour une fois il s’agissait d’un travail où je pouvais commencer la journée à neuf ou dix heures, finir à dix-sept, avoir mes week-ends, dîner avec ma famille. J’ai donc accepté ce travail de directeur de boîte d’import alimentaire de luxe, j’y ai travaillé jusqu’en janvier 2017.
Honnêtement, on ne me changera pas : derrière mon ordinateur, je m’ennuyais. Puis, nous avons lancé “Chez Lulu”.
Comment avez-vous monté le projet ?
Repartons un peu en arrière ! Quand j’avais quatorze ans, et que je suis allé pour la première fois en Casamance avec mes parents, nous logions aux Hibiscus, à Cap Skirring. L’hôtel était tenu par Lucienne et Armand, un couple de belges amoureux du pays. Leur petit-fils était là en même temps que moi, il avait quatorze ans aussi : Antoine Rentier. Nous n’avons pas passé beaucoup de temps ensemble mais nous sommes restés copains. Lorsque je suis revenu à la vingtaine à Cap Skirring, il était toujours là. Depuis cinq générations, la famille de Lulu et Antoine était dans le mobilier en Belgique. En 2012, Lucienne est décédée. Antoine et son cousin Mathieu s’étaient toujours dit qu’ils voudraient ouvrir un magasin de meubles en hommage à leur grand-mère. Ils ont donc réfléchi et mis en oeuvre le concept de Lulu Home Interior à Bruxelles il y a quatre ans, au quartier du Chatelain. Cela a été un carton plein, c’est devenu un peu comme Colette, à Paris.
Je suis allé rendre visite à Antoine en Belgique. Nous avons beaucoup ri et parlé. Lulu a vécu et est morte en Casamance ; nous nous sommes demandé : pourquoi ne pas faire un “Chez Lulu”, au Sénégal ?
Nous avons lancé le projet un an en amont, puis c’est le 24 novembre 2017 que nous avons ouvert “Lulu Home Interior” à Dakar. Le restaurant a suivi le 10 mars 2018.
A Bruxelles, le magasin vend des meubles de designers du monde, on y trouve même des Jean-Philippe Starck. Il y a aussi de l'ameublement, de la déco, un coin enfant et un café. Il y avait aussi un pop-up store, mais il a fermé.
Nous avons repris le même concept pour Chez Lulu Sénégal mais avec un pop-up store 100% made in Africa. La partie déco et ameublement est la même qu’à Bruxelles. Nous avons été les premiers à proposer des meubles de grands designers, comme Serac. Nous avons mêlé le chic, le contemporain, le rétro et l’africain.
Pour ce qui est du restaurant, je propose chaque midi une carte avec trois-quatre plats maximum, mais différents chaque jour, cuisinés avec amour et simplicité. Je cuisine avec les casseroles du mariage de ma grand mère, qu’elle avait offertes à ma mère à son mariage, et qui me les a offertes au mien. Ma cuisine dépend drôlement de ce que je ressens : je dois être le seul chef du monde qui n’a pas de recette écrite à lui. Je fais tout “au feeling”. Mes plats n’ont jamais le même goût, parce que je me serai fâché le matin par exemple... alors je mettrai un peu plus de piment, d’amertume.
Pour la première fois en cuisine, je ne m’impose vraiment rien, c’est le produit qui s’impose, les saisons, les fournisseurs mais c’est tout. Je veux cuisiner comme je le ressens.
La direction c’est “la wagne à Lulu” : faire ressentir que tu es Chez Lulu comme à la maison, c’est pas un restaurant 100%, alors on peut tout se permettre.
Lorsqu’on a ouvert le restaurant, j’avais seulement une petite appréhension : les Sénégalais n’aiment pas toujours diversifier ce qu’ils mangent : le thiep tous les jours cela leur va parfaitement. En réalité, cela a très bien marché auprès des Sénégalais, il y en a qui viennent manger presque tous les jours depuis six mois au moins.
Avez-vous des projets pour la suite ?
On fait des petits extras sympas : des projections, des expositions un peu comme dans une galerie d’art… L’an dernier nous avons participé à la Biennale d'Art. Nous faisons également des privatisations le soir, c’est des choses qui commencent et qui nous plaisent bien.
Par ailleurs, nous avons plus de 1500 m2 de rooftop, j’aimerais bien y construire un petit jardin partagé comme à Keur Thiossane, afin de se faire rencontrer les gens, de partager et puis d’avoir nos propres plantes aromatiques.
Vidéo de présentation par Nas Daily “He wanted to be black”