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Dans les coulisses d'un supermarché en ligne danois

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© Clément Renisio
Écrit par Clément Renisio
Publié le 24 novembre 2020, mis à jour le 24 novembre 2020

Walter (nom d’emprunt), la quarantaine naissante, a grandi en Amérique latine, avant d’arriver en France où il a passé quinze très belles années. En couple avec une danoise et père de deux jeunes enfants, il est désormais complètement établi à Copenhague. Photographe et travailleur indépendant comblé avant l’arrivée du Coronavirus, et l’effondrement de son secteur d’activité, il a récemment rejoint les rangs d’une société de livraison alimentaire en ligne danoise. C’est sans complaisance, d’un regard lucide, acerbe, que ce dernier nous présente la réalité observée et vécue au sein d’une structure dont la plupart ne connaissent que le côté client du clic. Témoignage !

 

C – Tu as commencé, voici un mois, un nouveau travail, que tu as pris par nécessité. Pourrais-tu m’expliquer de quoi il s’agit et en quoi consistent tes activités ?

 

W – Oui, c’est un gros changement de décor, parce que je viens d’un milieu où tu es sensé faire plaisir aux gens, leur apprendre quelque chose, transmettre des émotions, que ce soit par la musique ou la photo, et j’ai débarqué dans un univers totalement différent. Donc, mon employeur est une compagnie danoise du type supermarché en ligne, et je crois d’ailleurs qu’ils n’opèrent qu’au Danemark. C’est une assez grosse compagnie qui existe depuis une dizaine d’année, qui est une espèce d’Amazon danois de l’alimentaire. Cette structure propose un service de livraison à domicile et ne dispose d’aucune boutique physique. Et moi, je suis ce qu’on appelle un packer. Je prépare les commandes des clients au sein de l’entrepôt. Alors, concrètement, c’est un énorme hangar avec des allées, et tu as un parcours. Un peu comme chez Ikea, tu entres et tu suis les flèches. Tu effectues tout le parcours sur plusieurs allées, en collectant les produits, sans jamais pouvoir revenir en arrière. Tu es équipé d’une sorte de kit casque/micro et une voix de robot te dit quels produits aller collecter avec leur emplacement.

 

C – Quel est le profil des gens qui travaillent avec toi comme packers ?

W – Ah, mais il y a de tout. Avec la crise du Covid-19, tu retrouves des architectes, des musiciens, des guides touristiques, ou alors des personnes qui sont juste venues bosser. Mais au sein des packers, tu vas avoir uniquement deux postes occupés par des danois : le superviseur et le manager qui sont nos supérieurs directs, des sortes de contremaîtres. C’est tout. Après un mois passé ici, je n’ai vu aucun danois travailler comme packer. Par contre tu as des américains, des italiens, des espagnols, des roumains, des polonais, des argentins, des sri-lankais, des népalais, des indiens, des ressortissants de pays africains, du Moyen-Orient, des gens du monde entier.

En bas, tu trouves les quelques managers qui sont directement en contact avec toi, notamment quelques indiens. Après, tu vas avoir tout ce qui est direction, c’est à dire les bureaux. Ces gens travaillent dans un bâtiment annexe, dans lequel nous n’avons de toutes façons pas le droit de rentrer. Nous disposons d’un réfectoire, avec au centre, un espace équipé de tables et des chaises pour se restaurer, et une mezzanine en surplomb. Et toi, en tant que packer, tu n’as pas le droit de monter, du moins je n’ai jamais vu personne le faire. C’est segmenté en deux mondes. Les danois ne mangent pas à la même heure que les packers.

 

C – Tu me disais qu’il était sans doute très facile pour ton employeur de licencier.

W – Je pense que, sans raison apparente, tu peux te faire virer pour manque de performance. Le tout sans avoir aucune justification à fournir, autre que le manque de performance. Mais j’ai l’impression qu’au bout de six mois, même si tu travailles dur, tu vas tout de même commencer à rencontrer des difficultés. D’ailleurs, j’ai une petite théorie. Quand la crise du Covid-19 a démarré, ils n’avaient pas assez de personnel. Ils se sont retrouvés avec des délais énormes pour livrer leurs produits. Ils ont été pris de cours. Et maintenant que la deuxième vague est plus ou moins là, ils se sont mis à recruter du monde. Je fais partie de cette salve de recrutements. Et comme finalement, ça n’a peut-être pas fonctionné aussi bien qu’ils l’espéraient, ils sont en train de se prévaloir de performances autour des quatre-vingt-quinze/quatre-vingt-dix-huit pourcent pour licencier du personnel. Pour préciser les choses, la mesure de la performance est découpée en quatre zones. La zone rouge qui va de zéro à cinquante pourcent. La zone jaune qui va de cinquante à cent pourcent. La zone verte, c’est cent et plus, et la zone vert foncé, entre 150 et plus. Il faut se situer dans ces deux dernières zones et s’y maintenir en continu pour espérer conserver son emploi. Normalement, c’est trois heures de boulot qui sont obligatoires par jour, puisque mon contrat est un temps partiel de quinze heures. Mais forcément, en trois heures, tu ne peux pas arriver à cent pourcent de ta performance. Il faut au moins cinq à six heures pour cela. Donc le travail s’étire toujours et si tu décides, parce que c’est ton droit, entre guillemets, de te barrer au bout de trois heures, tu n’arrives pas au niveau de performance requis et tu te fais virer. Donc c’est à toi de décider. Soit tu acceptes de bosser six à sept heures par jour, qui sont payées hein c’est pas le problème, mais dans un chaos indescriptible, soit tu dégages.

 

C – Le fait que les packers soient tous étrangers, pour beaucoup extra-Européens, pas syndiqués et ne parlent pas danois, ne constitue-t-il pas un énorme moyen de pression pour l’employeur ? Tout ce que tu évoques semble tellement loin des pratiques conventionnelles danoises et du monde du travail danois en général...

W – C’est de toute évidence l’exploitation du manque de connaissance de tes droits en tant qu’employé étranger au Danemark qui permet à une société comme celle-là de faire travailler les gens sous ce régime en totale déconnexion avec les pratiques traditionnelles du marché du travail danois. Ils essayent de tourner la loi pour que personne ne puisse dire quoi que ce soit. Ce n’est pas correct du point de vue éthique, mais c’est légal. Les packers n’ont aucun moyen de se défendre, et ce sont, en grande majorité des gens qui n’ont aucune culture de la revendication sociale. Quand tu viens d’un pays où tu ne bénéficies pas du chômage, pas de couverture sociale, où tu dois raquer à chaque fois que tu vas chez le médecin, où t’es payé 200 balles par mois, pardonne moi l’expression mais tu as malheureusement tendance à la fermer quand on te file 150 couronnes de l’heure. Et tu te casses le dos, tu ne ménages pas tes efforts, parce qu’au vu du contrat, tu peux être viré à moindre coût pour la société. Certaines compagnies emploient la stratégie de la motivation : « Vas-y, bosse plus, c’est bien pour toi, c’est comme ça que tu atteindras tes objectifs ! » D’autres adoptent une stratégie complètement différente, basée sur la menace perpétuelle du licenciement. Et tu reçois, comme ça a été mon cas, un email au bout de trois semaines de boulot, t’informant que ton niveau de performance est insuffisant et que tu as une semaine pour rallier les cent pourcent, faute de quoi, tu seras viré.

 

C – Comment perçois-tu tout ça d’un point de vue éthique, sociétal, moral ?

W – Tout n’est pas complètement négatif et je m’efforce de voir le verre à moitié plein. J’ai appris à accepter une chose : Tu ne peux pas infléchir ce que tu ne contrôles pas. C’est une perte de temps et d’énergie. Le fait que quelqu’un passe avec son caddie et me pousse, parce qu’il court après ses cent cinquante pourcent de performance - sinon il se fait renvoyer - c’est comme ça. Je n’ai pas de prise là-dessus. Si je me fais virer, je ne vais pas pleurer, je vais être un peu déçu et ça va m’agacer de devoir trouver un autre boulot, mais heureusement, je ne suis pas à la rue. Eux, peut-être que oui. Peut-être même que leur visa, et leur droit de rester au Danemark dépend de cela. En tout cas, au quotidien, ton cerveau subit une espèce de séisme perpétuel. Quand tu sors d’une journée de boulot, tu es totalement lobotomisé, même si la plupart des collègues sont adorables, avec leur propre personnalité. Mais globalement, ce type de structure transforme les gens en zombies agressifs.

 

 

Depuis l’enregistrement de cet entretien il y a une dizaine de jours, Walter a été remercié par ses managers et démis de ses fonctions. Il a appris, au terme d’une journée de travail, que son niveau de performance, désormais au delà des cent pourcent, demeurait insuffisant aux yeux de son employeur. « Tu poses ton casque, ta boîte, et on va t’escorter vers la sortie. », lui a-t-on délicatement signifié.

 

 

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