Rencontre avec Thibault Testot-Ferry, General Manager Nordic (Danemark, Suède, Norvège et Finlande) chez Moët Hennessy. Il est arrivé en septembre 2020 à Copenhague.
Pouvez-vous nous parler de votre carrière ?
Une carrière assez classique dans le marketing. J'ai commencé par les biens de grande consommation (FMCG en anglais) :
Orangina, Krafts Food où j'étais en charge d'Hollywood et de KissCool (petites confiseries de poche) puis je suis parti chez Panzani où j’ai géré les trois catégories pâtes sèches, sauces et riz avant de rejoindre Lesieur. J'ai ensuite été recruté par le groupe anglais Diageo, numéro un mondial des spiritueux qui a la particularité d'être en joint venture avec Moët Hennessy dans beaucoup de pays dont la France (MHD France).
J'ai été nommé alors Directeur Marketing de MHD France et Président de Diageo France. C’est à la suite de ces six très belles années que j'ai rejoint Moët Hennessy. Je me suis occupé de l'Asie pour le développement commercial et marketing pour la Maison Moët & Chandon (qui gère aussi Dom Perignon) pendant un an et demi avant de prendre la direction de Moët Hennessy Nordic en août 2020.
Un parcours très marketing en passant par tous les échelons de chef de produit à directeur marketing, avec quelques expériences en vente (RS et compte clé).
Même si mon rôle chez Diageo était européen, et mon rôle chez Moët & Chandon impliquait beaucoup de voyages en Asie, j'ai toujours travaillé en France. Copenhague est donc ma première expatriation ici.
Pouvez-vous nous présenter Moët Hennessy ?
Le groupe Moët Hennessy appartient au géant mondial du luxe LVMH (Louis Vuitton Moët Hennessy), nous sommes leaders mondiaux des spiritueux et du champagne de luxe. Le groupe est avec Louis Vuitton le principal pôle de profitabilité de LVMH, il est donc capital et reste une priorité de Monsieur Bernard Arnault (NDLR : PDG du groupe LVMH) qui suit notre activité de très près.
Moët Hennessy est constitué de trois pôles :
- Champagnes
- Spiritueux
- Vins
- Sur les champagnes, nous détenons au sein du groupe les marques de prestige qui sont notre spécificité : avec Moët & Chandon le champagne le plus aimé au monde, Veuve Clicquot, Ruinart, Dom Perignon et Krug nous voyageons à travers des gammes dont l’exclusivité et parfois même la confidentialité est la marque de fabrique de notre Maison de luxe. La particularité de cette activité est que nous gardons nos vins très longtemps en cave, parfois plus de 15 ans..
Il faut donc être en mesure d'être en avance de 3 à 10 ans sur les mouvements du marché. La Covid est un bon exemple: difficile à prévoir tout comme le rebond en 2021 où nous faisons déjà + 20 % par rapport à 2019. Nous sommes en rupture de stock absolument partout !
Ainsi, en champagne, il n’est pas possible de sortir des produits en dernière minute, nous n'avons pas cette flexibilité.
La vraie force du groupe ce sont les chefs de cave : de vraies stars dans le monde entier ! Au Japon, on se damne pour rencontrer le chef de cave de Dom Pérignon Vincent Chaperon. Une dégustation avec lui permet de toucher la précision, d'affiner son palais, d'aller bien plus loin dans son appréhension globale.
Le champagne est avant tout un assemblage. Chaque année, Moët & Chandon vend des millions de bouteilles, il faut donc assurer la même qualité, alors qu'elles voyagent, sont stockées à la chaleur… Benoît Gouez, le chef de cave Moët & Chandon réalise cette performance hallucinante depuis des années.
- Les spiritueux avec Hennessy qui est la marque numéro 1 dans le monde et la 2e plus grosse profitabilité du groupe. Si le cognac a plutôt disparu des tables européenes, 80% de notre business se fait aux Etats-Unis et en Asie où le cognac est considéré comme le sommet du spiriteux.
Moët Hennessy se développe également sur le segment des Scotchs avec Glenmorangie et Ardbeg, des rhums avec Eminente, des Tequila avec Volcan, du Bourbon avec Woodinville, ou encore de la vodka ultra premium avec Belvedere.
- Les vins : si Monsieur Bernard Arnault garde en direct certains vins (Yquem ou Cheval blanc), nous avons également un large portefeuille de vins notamment des Nouveaux mondes : Australie avec Newton, Nouvelle Zélande avec Cloudy Bay, Argentine avec Terrazas et bien d’autres.
Lorsque l'on commence à travailler chez Moët Hennessy, le premier voyage que l'on fait est à Epernay pour voir, sentir les vignes. C'est un retour dans l'histoire, lorsque les maisons de champagne ont été créées aux XVIIIème et XIXème siècles. On entre dans le coeur et l'âme de chacune de nos marques, de son terroir, de son histoire (celle du moine Dom Pérignon ou de la vraie veuve Barbe Clicquot). On retrouve les fondateurs des grands noms du champagne, les châteaux des différentes maisons et tout le patrimoine architectural, industriel, social : pare exmple la voie ferrée qui est arrivée à Epernay a été minfluencé par Eugène Mercier qui avait besoin de ce moyen de transport à la sortie même de son établissement pour distribuer son champagne. Les vies de la ville et de ses Maisons sont intimement liées.
C'est une des raisons pour lesquelles j'aime travailler chez Moët Hennessy, faire partie d'une Histoire, être un chainon, être investi d'une mission et avoir à respecter un patrimoine.
S’il y a parfois au sein du groupe une certaine concurrence entre les maisons, Moët et Chandon et Veuve Clicquot par exemple, elle relève plutôt d'une saine émulation ! A nous de faire que sur les marchés, nous respections les territoires de chacun.
D’ou viennent les innovations : par des rachats ou des nouveaux produits ?
Moët Hennessy reste très actif en ce qui concerne les rachats de marques. Dernièrement, le bourbon Woodinville, la Tequila Volcan, les rosés Château d'Esclans, Château du Galoupet ont rejoint le groupe et nous offre des possibilités de synergie nouvelles.
Le champagne n’est pas en reste et nous venons de signer un partenariat avec Armand de Brignac qui était la propriété de Jay Z (mari de Beyoncé) dont Moët Hennessy a acquis 50 %. Ces bouteilles or ou argent vendues à parfois plus de 1000€ s’arrachent dans des boîtes de nuit du monde entier, notamment en Asie et aux Etats-Unis.
Au-delà des rachats, nous innovons aussi sur l’ensemble de nos catégories. Moët & Chandon a lancé il y a près de 15 ans la catégorie des Ice (champagnes dosés à boire avec des glaçons en mode piscine). Depuis, la catégorie a explosé. Cette année la marque Chandon, petite sœur de Moët & Chandon lance un nouveau produit Chandon Garden Spritz : le parfait mix entre une liqueur d’orange et un vin rosé pétillant. Lancement européen dans un premier temps qui est déjà un immense succès car trois fois supérieurs à nos estimations.
Il faut revenir en arrière : en 1950, le comte Robert-Jean de Vogüé, président de Moët & Chandon prend conscience qu'il n'y a plus de possibilité d'étendre les domaines d'appellation autour de Reims et Épernay et donc d'augmenter la production de raisin. Il part en Argentine et y développe un vin pétillant sous l'appellation Chandon. Suite à ce succès, la marque s’étend et aujourd’hui produit en Chine, Inde, Australie et dans la Nappa Valley en Californie. Chandon a souhaité récemment se developper en Europe avec le lancement de Garden Spritz.
Ce lancement correspond à la période. Suite au covid, les gens ont envie de nouveauté, comme après chaque crise où de nouvelles habitudes se créent. Ils vont associer ce Spritz à un sentiment de bien-être succédant au confinement.
Enfin, en observant les différents marchés, on voit qu’il y a une expertise de plus en plus poussée chez les consommateurs. Ils connaissent, comparent et privilégient, non plus seulement au sein d’une catégorie (comme les scotchs par exemple) mais de manière plus holistique. On voit ainsi le développement des rhums ou des Tequilas de dégustation qui viennent concurrencer les meilleurs whiskies. Nous répondons via nos nouvelles marques : Eminente ou Volcan) mais aussi via l’innovation avec Glenmorangie et Ardbeg.
Comment se passe la distribution ?
Nous sommes présents dans le monde entier en distribution propre grâce à nos filiales mais nous avons aussi parfois des partenaires comme en Europe de l'Est.
Nous utilisons les canaux de distribution classiques :
Off trade : les grandes chaines de magasins, Carrefour, Tesco ou au Danemark: Bilka et Føtex. Mais aussi les cavistes qui sont clés dans notre relation aux consommateurs car ils sont préscripteurs.
On trade : les hôtels, les restaurants, les boites de nuit qui sont souvent à la base de la construction de l’images de marques.
Deux activités très différentes et qui s'équilibrent en fonction des pays. En France, en Grande Bretagne, ce sont des marchés très off trade : les gens consomment chez eux, alors que dans le sud de l'Europe (Espagne, Italie), la distribution est très différente, les gens sortent et consomment dans les bars, restaurants, on est donc dans des marchés beaucoup plus on-trade.
Dans les pays nordiques, la situation est différente car trois pays sont en situation de monopole d'État : la Finlande, la Suède et la Norvège. Ils représentent 60- 65 % du business à eux seuls et sont donc très puissants.
Pour nous, c'est plus facile dans un sens car on a affaire à un seul client au lieu de plusieurs et surtout ils ne négocient au sens propre du terme de la même facon pour ne pas être soupçonnés de favoritisme. Leur seul objectif n’est pas le profit, mais bien le service client.
Publicité du monopole suédois qui illustre bien la situation :
Ils utilisent des algorithmes en fonction des prix, de la rotation auprès des consommateurs, des offres, des activités et il y a même une partie blind test. Ils se réunissent une journée, goûtent et en fonction des préférences sur le moment mettent des notes. L'ordinateur produit une liste de quelques marques pour l’année qui vient.
Finalement dans un monopole, il y a davantage de concurrence car des toutes petites marques peuvent « s’incruster ».
Je découvre ici des marques inconnues qui sont spécialisées sur le marché nordique ; elles connaissent les algorithmes et seront référencées pendant un ou deux ans puis disparaitront peut-être après mais pendant cette période elles ont un vrai business !
Donc un marché plus facile à travailler mais frustrant aussi car par exemple avec Château d'Esclans, objectivement un des meilleurs rosés au monde, nous venons d'être déréférencé car une bouteille servie lors de ces dégustations n'était pas assez fraiche. Donc cette année, on ne fera aucune vente, on sera sans doute référencé à nouveau l'an prochain ! On voit bien que cela peut-être à double tranchant.
Des rumeurs disent que la Finlande mettrait fin au monopole d'État en 2022 sous la pression de l'Union européenne pour favoriser plus de concurrence. Aucune confirmation à date..
Le Danemark, à l’inverse fonctionne comme tout le reste de l'Europe. La partie off trade est donc moins importante que dans les autres pays nordiques mais le e-commerce représente une partie non négligeable : chez Nemlig.com, nous avons multiplié par 3 nos ventes cette année.
Vos consommateurs dans les pays nordiques, comment se caractérisent-ils ?
Une des spécificités que j'ai découverte en arrivant est l'extrême expertise des consommateurs nordiques. On la ressent partout, y compris dans les grands restaurants où les sommeliers sont souvent plus calés qu’en France ou en Angleterre.
L'offre est donc importante. Je prends souvent l’exemple du caviste en face du lycée français de Copenhague qui a un énorme choix qu’on ne retrouve pas forcément dans les grandes capitales mondiales.
40 % de notre business se fait en Suède. Notre scotch Ardbeg apparait dans le top 5 des whisky en Suède alors que c'est une marque plutôt confidentielle car Ardbeg est un liquide très typé (très tourbé et fumé). Une autre preuve de l’expertise.
Les consommateurs s'intéressent à tout : de la production à la distribution, au développement durable. Dans la gastronomie danoise, il y a une préférence pour des produits de qualité mais une véritable obsession du bio, des vins nature. Chez Noma, ils recherchent par exemple absolument des petits producteurs.
Nous ne faisons pas le choix du bio, pour l’instant. Nous concentrons nos efforts ailleurs, avec des actions fortes dans nos vignobles en passant à une agriculture durable : on tend à utiliser beaucoup moins d'engrais, moins de machines (qui passent maintenant à l’électrique), on a réduit de 30% notre consommation d'eau. On a même introduit des moutons pour désherber et des abeilles pour polliniser.
Le développement durable comme pilier de la qualité est au cœur de nos préoccupations. Ruinart vient de développer sa Second Skin, qui est un tout nouvel habillage, léger et recyclable qui remplace les boîtes d’origine.
Et Moët Hennessy Nordic ?
Nous dépendons de la division Northern Europe et 45 personnes travaillent pour Moët Hennessy Nordic. Nous sommes répartis sur 4 pays et le siège social est ici à Copenhague. Les fonctions support et les comités de direction sont à Stockholm et Copenhague. A Helsinki et Oslo, ce sont quasi exclusivement des commerciaux.
Nous avons une structure classique avec un vrai comité de direction que je manage : un Directeur commercial, un Directeur marketing, un Directeur administratif et financier et un Directeur des Ressources Humaines.
Nous sommes le 11ème marché en Europe ; nous dépassons l'Espagne progressivement qui a souffert de la Covid. L’objectif est bien supérieur et mes ambitions sont fortes. Nous sommes historiquement forts en Suède et Danemark, mais il y a encore un immense potentiel à aller chercher Finlande (moins nordique d’ailleurs dans le fond) mais surtout en Norvège.
Avec la Covid, les gens ont beaucoup épargné et comme ils voyagent forcément moins, ils dépensent sur le marché domestique pour des moments de plaisir. Nous sommes évidemment clés dans ces moments. Un exemple : nous sommes tombés en rupture de Dom Pérignon !
L'Islande est rattachée à l'Estonie car c'est un marché distributeurs mais j'espère bien qu'un jour elle fera partie des Nordics. L'Islande n'a pas encore développé un tourisme haut de gamme, mais le premier palace a ouvert récemment à Blue lagoon. Très rapidement, nous pourrons donc nous développer.
Pour finir et nous donner des idées, quel est votre champagne préféré ?
Krug car il est plus vineux, il est vraiment à part, complètement différent !
On se souvient de sa première gorgée de Krug, tellement c'est une autre monde qui s'ouvre à nous.
Un grand merci à Thibault Testot-Ferry pour cet entretien.