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Voir la vie en jaune à Copenhague

La couleur jaune à Copenhague La couleur jaune à Copenhague
©Violaine Caminade de Schuytter
Écrit par Violaine Caminade de Schuytter
Publié le 30 juin 2022, mis à jour le 30 juin 2022

Où l’on revoit certains tableaux danois (Ancher, Kroyer) et où l’on se promène à Copenhague (principalement mais aussi à Bornholm). On mélange ces différents jaunes et cela donne un cocktail digeste ou non selon vos goûts.

 

La  ville est récemment repeinte pour le Tour de France qui s’approche. Car même les troncs d’arbre ont changé de couleur, on se frotte les yeux mais pas de doute, eux aussi sont pavoisés et ont été réquisitionnés pour mettre la ville à l’or de l’événement sportif ! Mais ne laissons pas l’actualité seule envahir notre horizon car depuis notre arrivée ici, le jaune nous semble omniprésent.

 

arbres pavoisés pour le grand départ du Tour de France de Copenhague
arbres pavoisés

 

Que de jaune partout ! A commencer par l’incontournable « yellow card » où figure le numéro CPR, équivalent d’une carte d’identité, mais surtout de carte d’assurance maladie, sésame pour tout : le jaune serait-il typiquement danois (Pensons aux sacs Netto, au revêtement des poubelles etc.) ?  Pour autant, le fond de l’air est-il jaune (pour reprendre le titre d’un collectif autour de la révolte inédite des gilets jaunes en France) ? On sait l’ascendant politique pris par cette couleur …Car la crise est bel et bien là aussi, le jaune se faufile dans la ville par exemple pour tenter d’interpeller les indifférents au sort des migrants. Car si Copenhague a ses quartiers composés de maisons jaunes comme Nyboder (article ci-dessous à lire), tout le monde n’est pas pourvu d’un toit. Ici comme ailleurs on vient chercher refuge. Ce genre d’inscription est compréhensible même sans connaître un mot de danois.

bannières politiques sur murs jaunes à Copenhague
Bannières politiques 

 

Mais attention, ne risquons pas de franchir la ligne jaune en s’aventurant sur un terrain sensible par les temps qui courent dans un journal qui ne se veut d’aucune obédience. Pour garder bon pied bon œil prenons donc un peu de hauteur, spatialement parlant du moins.

 

bus, bateau et vélo jaunes à Copenhague
Transports de couleur jaune 

 

Si on surplombe le centre ville,  le jaune se repère tout particulièrement… Mais les bus ne sont pas les seuls moyens de transport en jaune. Ils croisent aussi des taxis jaunes et sur les flots circulent des navettes jaunes.

 

À Bornholm, on assiste à un défilé de solex à l’occasion du rallye annuel. Leurs fiers propriétaires sont tous vêtus d’un maillot jaune mais le must selon nous c’est d’avoir en outre un engin jaune.  On n’identifiera pas le propriétaire de celui-ci !

 

sur l'ile de Bornholm course de solex jaunes
Solex à Bornholm 

 

 

C’est comme pour les voitures, parfois leurs maîtres leur ressemblent ou pas, c’est toujours curieux de faire des paires à ce jeu-là. Par exemple se balader avec un perroquet apprivoisé  c’est être un peu marginal, original du moins. Mais imagine-t-on pour autant cet énergumène au volant de cette voiture jaune garée à l’autre bout de Gudhjem ? On ne s’attendait pas à rencontrer un tel oiseau ici en Scandinavie bien que Bornholm fût appelée l’île du soleil. On préfèrerait voir circuler son maître dans une petite fiat (notre modèle de prédilection) mais c’est peu probable !

 

perroquet et voitures jaunes Danemark
Perroquet et voitures jaunes

 

 

A l’exposition « Peter Hansen » en cours à Ordrupgaard, on peut voir moyen de transport danois plus ancien : les tramways jaunes de Copenhague naguère. Au musée, notre pause gourmande au café est aussi un régal pour les yeux… et, vous l’aurez deviné, agrémenté de jaune !

 

assiette jaune musée Ordrupgaard
assiette teintée de jaune du musée d'Ordrupgaard et "Le Menteur" de Martin A. Hansen

 

 

Mieux vaut être ici qu’attablé à l’auberge dans l’île de Sand du Menteur (1950), le roman de l’écrivain Martin A.Hansen, le Camus danois,  « avec ses nappes à carreaux jaunes sur les tables, son encaustique grasse sur le parquet et une légère odeur de moisi ».  Mais, si l’île de Sand est imaginaire (pas étonnant que nous ne l’ayons pas trouvée sur la carte danoise !), la bière, elle, n’est pas pure invention de l’esprit au Danemark !  Il faudrait plus connaisseur pour prendre le relais afin de disserter sur les mille et une nuances des bières qu’on trouve ici. Gardons cependant l’esprit clair pour élucider le mystère du jaune et de son omniprésence. Revenons aux maisons. En voici quelques-unes dont celle du milieu à Humlebaeck.

 

maison jaunes à Humlebaeck
Maisons jaunes

 

On peut aussi glisser au milieu de cette série l’image du pavillon jaune à côté du château Bernstorff, le pavillon dit « suédois » acheté par la reine Louise.

 

façades jaunes Danemark
Maisons aux façades jaunes dont celle du pavillon suédois du château de Bernstorff

 

 

Plus près de la Suède que du Danemark, l’île pourtant bien danoise de Bornholm est connue pour ses petites églises rondes et blanches. Pourtant une église jaune se démarque : celle d’Allinge.   

 

Eglise Allinge jaune
Église d'Allinge

 

 

Découvrir cette île par beau temps avec ses roses  et ses maisons jaunes rutilantes est un émerveillement. Mais c’est pourtant en hiver que le jaune s’est imposé à nous au pays d’Hamlet. Il est alors une percée appréciable, bouée colorée au sein du gris ou pire de l’obscur qui menace si tôt à Copenhague. On s’y est souvent accroché résolument pour garder le cap. C’est au détour d’un film (non danois !), Paris Texas (1984) de Wenders, que nous est donnée la clé du secret.

 

film Paris Texas
Capture d'écran du film "Paris Texas"

 

 

C’est donc la vie tout simplement, bien sûr ! Le mur du cimetière Assistens Kierkegaard l’a bien compris qui entoure ses morts ainsi afin de les protéger encore un peu.

 

mur jaune cimetière assistent à Norrebro
Le mur jaune du cimetière d'Assistens à Nørrebro 

 

 

Mais avant de quitter la ville, allons, comme le Bergotte de Proust, attaché à « la précieuse matière » du petit pan de mur jaune du tableau La vue de Delft de Vermeer, revoir certaines peintures danoises qui nous ont touchée.

 

Le jaune secourable

Sur le tableau Den druknede (1996) de Michael Ancher, un pêcheur noyé est allongé, son corps est objet de l’attention compatissante et du recueillement de deuil de ceux qui l’entourent se tenant debout à l’exception d’un homme assis sur un coffre.

 

Tableau Michael Ancher Skagen
Michael Ancher, Den drucknede 1896 - ©Art Museums of Skagen

 

 

Tous les regards convergent vers le cadavre de Lars Kruse, connu depuis que Holger Drachmann avait écrit une nouvelle sur son héroïsme de pêcheur secouriste. Ce tragique fait-divers avait à l’époque marqué les consciences au Danemark. Recouvert de sa veste jaune, il est comme auréolé d’épique, glorifié par sa générosité. Les hommes sombres au premier plan semblent plus morts que vifs en comparaison, sous le poids de l’accablement. D’aucuns trouveront macabre ce tableau qui nous semble pourtant irradier de lumière (naturelle et non surnaturelle puisqu’elle vient par la fenêtre de l’extérieur) sans céder un pouce cependant à la moindre complaisance car la douleur n’est pas occultée, le réel est écrasant, la chaise résolument vide dans un coin. Mais hommage est rendu à la grandeur humaine du sacrifice de soi. Une sanctification laïque a lieu par la vertu de ce jaune rayonnant et témoigne d’une transcendance qui ne doit rien à une interprétation religieuse donc mais tout à la seule solidarité humaine. La femme désolée qui se penche vers lui est cependant perçue presque comme une Pieta, qu’elle soit mère ou épouse.

La scène restitue avec un dépouillement exemplaire ce drame dont elle s’inspire le rendant universel en dépit de son ancrage réaliste. Les plis de la veste sont comme encore empreints des gestes effectués par le mort, contredisant la rigidité cadavérique. Par ce type de détails le peintre contribue donc à l’humaniser en le rendant encore vivant. Pourtant le noyé est sur le point d’être mis au tombeau. L’art permet de transfigurer le sordide de la condition humaine pour en faire l’objet d’un partage vivant.

 

Une épouse en jaune pâle

Sur un autre tableau, de Krøyer cette fois, c’est la femme qui est en jaune.

 

Kroyer Skagen
Peder Severin Krøyer - A luncheon. The artist, his wife and the writer Otto Benzon, 1893 - The Hirschsprung Collection

 

 

La femme du peintre est comparée par le jeu des couleurs au bouquet. Mais si celles-ci sont plongées dans un vase,  Marie est-elle mise en image de façon aussi réifiée ? L’attention du couple est ici portée sur l’écrivain ami dans cette scène domestique qui nous accueille dans son intimité.  Décalée par rapport à la ligne médiane, accolée à son époux, la belle jeune femme est dépeinte par lui  comme un peu étrangère à ce face-à-face masculin. Elle semble sur la réserve, en retrait et pensive. On pourrait tout aussi bien la croire captive d’une discussion passionnante mais le jaune pâle de la tenue accordée à la tapisserie en arrière-plan (aux motifs bleus effacés réfléchissant une lumière peinte en jaune) la prive d’une sensualité épanouie : elle reste évasive, comme à la lisière de la conversation, incarnant une présence un peu fantomatique. Or sur un meuble en vis-à-vis du peintre un petit bouquet de fleurs jaunes est comme une réplique miniature et plus discrète de l’autre. Ce dédoublement affadit le motif de la fleur. Ces dernières sont reléguées à l’arrière-plan, à peine visibles. Or la métaphore qui compare la femme et la fleur est un lieu commun que le peintre ne saurait ignorer. Mais n’y aurait-il pas une forme d’ironie de la part de Krøyer ? S’il est le vis-à-vis prévisible de sa femme de par son statut d’époux, n’est-ce pas alors ici tout autant lui qui se représente en fleurs plutôt qu’elle ? Elles sont comme orientées vers la droite, obéissant à un élan vers le hors-champ. Or barbe et moustache du peintre vont aussi dans cette direction, confortant cette association confirmée en outre par la couleur virant au roux.

Curieux jeu de miroir donc offert par ce tableau plus complexe que ne le donne à croire sa simplicité apparente ! Un jeu de symétrie redessine les rapports de force, nous invitant à entrer dans une circularité du regard. Au centre de la table une forme, un peu indistincte dans un plat, suggère, plus que dessine à proprement parler, un met, peut-être des fruits. Elle tend à s’affranchir de la représentation figurative.

 

Le secret du jaune

Or cette couleur jaune est bien le secret que pose le tableau car étalée au milieu, elle renvoie aussi au hors champ, à commencer par le hors-champ interne : celui du jaune de l’œuf ouvert, probablement avalé. Cette coquille ouverte est discrètement béante sur une intériorité problématique, cachée ou surtout absente. Ainsi le peintre suggère-t-il l’invisibilité (celle des pensées de son épouse qui lui et nous échappent ?).

S’il y a quelque chose de roux dans cet autoportrait de Krøyer, il y a quelque chose de doux chez Marie, mais ne nous y trompons-pas : elle se plie au rôle de modèle tout en étant probablement moins docile qu’il n’y paraît. Est-ce faire violence au tableau et le faire trop parler si l’on suppose une légère dérision dans les objets placés au-dessus des têtes masculines comme couronnées, l’un d’une longue assiette bleue (comme sa veste) ornant le haut de l’armoire et son alter ego d’un chandelier au mur un peu décentré. Mais Marie n’a rien au-dessus d’elle, n’étant auréolée que de sa propre beauté ! N’est-elle pas comme « d’une beauté qui se suffirait à elle-même », pour reprendre la façon dont est qualifié le petit pan de mur jaune dans La Prisonnière de Proust ?

Peindre en jaune c’est chercher à faire voir quelqu’un ou quelque chose, mais quand le jaune est pâle, n’est-ce pas la visibilité qui est alors questionnée ?

 

Faire parade en jaune : de dos ou de face ?

Mais le jaune n’est pas une couleur figée, il est sujet à variations.

 

Wilhelm Marstrand femme dansant
Wilhem Marstrand - Dancing Roman Woman 1838 - Nivaagaards

 

 

Ainsi sur cette esquisse d’un autre tableau, cette danseuse romaine de dos (Dancing Roman Woman, before 1838 ) dépeinte par Wilhem Marstrand (qui fut élève de C.W. Eckersberg) fait tournoyer le jaune de sa robe. Il s’anime virtuellement à la faveur de ce mouvement suggéré d’un déhanchement, d’un pied qui semble prêt à bondir, de mains gracieuses et alertes. Si j’avais eu à choisir un tableau à emporter sous le bras, ce n’est pas le Rembrandt (qui fut en son temps volé) que j’aurais pris à la Nivaagaards Malerisamling mais ce petit tableau et pas seulement bien sûr en raison de son format !

 

Quand on s’enveloppe d’une cape de pluie jaune, c’est pour attirer l’attention afin de se protéger. Même si la marque Rains (qui a gagné le gros lot des tenues imperméables ici) a opté pour des couleurs plus passe-partout, on continue heureusement quand même à voir fleurir du jaune ici ou là !

impers jaunes
Impers jaunes

 

Se revêtir de jaune c’est souvent ostentatoire, pour sortir du lot. Effet garanti si l’on pense à la tenue de Marisol Touraine lors de la cérémonie d’investiture de Macron ! Elle se voyait de loin au milieu des tenues sombres et conformistes.

 

Marisol Touraine et jugement de Salomon SMK

 

 

Dans le tableau du SMK, The judgement of Solomon (Ca. 1617) de l’atelier de Peter Paul Rubens la robe jaune de la mère, femme peinte également de dos, attire nos regards, de sorte qu’on s’identifie à elle.  L’utilisation de la couleur permet la persuasion et fait pencher la balance en faveur de celle qui met tout en œuvre pour sauver la vie de l’enfant menacé d’être coupé en deux. Un contraste existe donc entre l’éclat de la robe et le hors-champ du visage de celle qui met toute son âme pour que la vie de l’enfant soit épargnée comme si entre excès de clarté et manque de visibilité, l’évidence nécessitait aussi le concours actif du spectateur.

 

 

Faits divers sous nos yeux ou le fruit jaune du hasard 

Quand ce n’est pas un parapluie jaune qui passe sous votre fenêtre, banal mais beau, ce sont, spectacle plus improbable, des moines bouddhistes quand vous êtes justement au téléphone avec une amie en Asie. Ou encore une petite cycliste qui semble escorter le bus en une alliance subtile de jaune et de rose …

 

H.C. Ørsteds Vej
H.C. Ørsteds Vej 

 

 

Comment faire si je ne veux pas que ma déclaration d’amour à Copenhague en jaune ne vire au « jaunâtre » ? Le poète français Jaccottet dans son recueil Cahier de verdure concédait à propos des pivoines qu’il aime tant : « Cela se fripe vite, devient vite jaunâtre et mauve, comme de vieilles lettres d’amour dans un roman à la Werther » ?  Alors sus au « -âtre » et redorons notre jaune, et même quand il est pâle, qu’il brille de tous ses feux ! Ne négligeons aucune pépite, bien qu’on sache que tout ce qui brille n’est pas d’or : inutile en effet de se pencher pour ramasser n’importe quoi dans la rue : une capsule jaune « Breezer » ne vaut pas les précieux boutons d’or des champs qu’il vaut mieux admirer que cueillir. Pour penser tranquillement à tous ces jaunes, voici un fauteuil (repeint en jaune évidemment) dans un hôtel de Bornholm qui tombe à pic : pause ! Les jaunes danois se mêlent par surimpression aux français dans notre mémoire. En voici un (au hasard) cinématographique : celui désarmant (et non ridicule comme le craint celle qui le porte) du maillot de bain de l’héroïne dans Les Roseaux sauvages (1994) de Téchiné.

 

fauteuil jaune les roseaux sauvages

 

 

Il ne nous reste plus, après avoir conclu par une capsule en guise de point (faussement) « final », à nous retirer donc dans la cour intérieure de l’intimité pour rêver encore un peu à cette couleur et grimper à l’échelle de l’imaginaire (mais gare, ne nous prenons pas pour Icare !).

 

échelle jaune

 

 

 

Photos de Violaine Caminade de Schuytter

 

Merci à  Lis Kjer qui m’a fait lire Le Menteur et dont le sourire et le goût de la littérature française et danoise sont bien réels !

 

 

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