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Kirchner & Nolde au SMK, une exposition dans l'air du temps à Copenhague

Danseuse de Emil Nolde montrée dans l'exposition du SMK à CopenhagueDanseuse de Emil Nolde montrée dans l'exposition du SMK à Copenhague
Emil Nolde, Tänzerin (Dance), 1913. Städel Museum, Nolde Stiftung Seebüll. Foto : bpk/ Städel Museum

A partir de l’exposition « Kirchner & Nolde, up for discussion » au SMK. Qu’est-ce qui justifie de relier ces deux peintres ? Le second finit fervent partisan du nazisme quand le premier se suicide au début de la guerre en proie à la dépression, aux méfaits de l’alcoolisme et de la morphine. Ils ont tous deux appartenu au groupe « Die Brücke » (Le Pont, en allemand), qui est à la naissance de l’expressionnisme.

 

Le groupe "Die Brücke"

Leur engagement n’y est pas comparable. Ernst Ludwig Kirchner en est un des fondateurs ; Emil Nolde en sera membre mais s’en éloignera pour désaccords. Le groupe né en 1905 à Dresde se dissout en 1913. Entre temps un autre groupe expressionniste est né : « Der blaue Reiter » (Le cavalier bleu)

Voulant s’émanciper de la culture bourgeoise aliénante, « Die Brücke » incite à bousculer les idées reçues et à vivre et créer plus librement en usant d’une large palette de couleurs vives. Le nazisme les rangera l’un et l’autre sous l’étiquette infamante d’art dégénéré et confisquera ou détruira leurs oeuvres.

Ce mouvement ne revendiquait aucune influence. Or l’enjeu de l’exposition est de montrer que ces deux peintres expressionnistes furent sous emprise, celle d’un pouvoir allemand colonialiste dont l’exposition étudie l’étendue et le mode de diffusion colportant nombre de préjugés ethnographiques édifiants (dans le mauvais sens du terme). Mais eux-mêmes vont par leur fascination trouble pour un idéal « sauvage » loin des valeurs dominantes de la bourgeoisie véhiculer les préjugés en cours.

 

L'art primitif, l'exotisme 

En étudiant leur rapport à l’Afrique et à l’Océanie, nourri des musées ethnographiques qu’ils ont visités à Dresde ou Berlin, l’exposition du SMK dérange et n’occulte pas l’ambivalence de deux artistes épris d’art primitif pour le meilleur et pour le pire. Elle a ainsi le mérite d’exposer quelques unes de leurs oeuvres appartenant aux collections du SMK en les rendant à leur contexte trouble. Car il s’agit autant de dévoiler une facette moins connue de ces artistes que de montrer comment l’époque d’une Europe colonialiste a enfanté d’une vision du monde où l’Autre est considéré à l’aune d’une prétendue supériorité occidentale.

 

Sculpture de Ludwig Kirchner
Ernst Ludwig Kirchner, Dancing woman 1911, Collection Stedelijk Museum Amsterdam

 

Ainsi cette statue de Kirchner d’une Vénus callipyge n’est pas sans nous rappeler la Vénus Hottentote, dont le film Vénus noire (2010) de Abdellatif Kechiche souligne l’instrumentalisation scandaleuse au XIXème siècle pour nourrir le voyeurisme des foules européennes. L’exposition du SMK montre quant à elle dans une salle consacrée à la culture populaire des photos à l’époque de ces zoos humains qui montrent combien la chair noire offrait un spectacle de divertissement au début du XXème siècle.

 

Nu de Ludwig Kirchner exposé au SMK à Copenhague
Ernst Ludwig Kirchner, Bude with mirror and man, 1912. Brücke-Museum, photo : Nick Ach

 

Si l’on privilégie ce motif des fesses, on peut aussi les comparer à celles, presque (mais pas tout à fait cependant...) aussi rebondies, de cette femme blanche de dos face à un miroir (ci-dessus). La toile fait de cette partie corporelle le haut lieu d’une évaluation dont on se demande si elle est de nature narcissique, érotique ou esthétique. Le tableau permet alors d’interroger la notion de pouvoir sous un autre angle que celui du racisme : l’homme à côté d’elle en arrière-plan est habillé et cette dissymétrie entre les genres dévoile par un jeu de miroir la relation peintre- modèle, qui est aussi mise au coeur du sujet de l’exposition. Une tête masculine est posée en bas du miroir et par le jeu de la couleur noire rime avec la silhouette masculine visible, de telle sorte qu’une ligne diagonale les relie soulignant au centre du croisement avec l’autre diagonale ce postérieur féminin susceptible d’éveiller la concupiscence. L’image reflétée dévoile les contours du visage féminin et donc humanise un peu la femme nue, et, perspective obligeant, présente un double corporel différent, plus fin, aux fesses plus menues ! Kirchner n’a donc pas attendu la théorie du « male gaze » (concept proposé par la critique de cinéma Laura Mulvey selon lequel la culture visuelle dominante imposerait d’adopter un regard d’homme hétérosexuel) pour l’illustrer de fait en en faisant le questionnement central du tableau. Le peintre se prête au jeu réflexif du dédoublement ici qui rend sa peinture tout sauf naïve, puisqu’il se projette tout à la fois dans le regard de l’homme (comme mis à distance par le rejet en arrière-plan ou par sa réduction à une tête bien peu pensante !) et dans celui de la femme se regardant par image interposée.

De plus cette inégalité fondamentale qui livre la femme (étrangère ou compagne) au pouvoir de l’artiste se retrouve aussi dans les rapports entre Kirchner et son tout jeune modèle Fränzi qui a commencé à poser pour lui à l’âge de 8 ans et dont il représente le tout jeune corps de façon très sexualisée. Le SMK présente son portrait en Lolita expressionniste. On peut cependant lui préférer sa représentation plus pudique ou plus sauvage (c’est selon !) en jeune indienne bandant son arc dans une pièce précédente consacrée à l’anthropologie !

L’atelier de Kirchner à Berlin reconstitué par l’entremise de photos et d’objets qui le décoraient semble le lieu d’une expérimentation artistique et d’une vie de bohème. Les modèles noirs, des femmes mais aussi un homme, Milly, Nelly et Sam, y sont utilisés de façon ambiguë ne les faisant pas échapper à la réification. Bien que la confrontation entre le corps humain et l’objet fasse pleinement partie de l’exploration artistique de Kirchner comme le montre très bien l’exposition, le visiteur ne peut pas ne pas être gêné aux entournures, cible atteinte donc et objectif rempli que ce malaise suscité.

Il faut l’éloignement dans l’île de Fehrman où allait souvent Kirchner dans la mer Baltique pour que les corps se parent d’une autre sensualité dans un bain de nature moins oppressant que les murs de ce lieu clos de l’atelier. La nudité dépeinte y semble alors moins sujette aux projections colonialistes. Mais l’Eden existe-t-il ? Ses mirages semblent l’enjeu de la dernière partie de l’exposition réservée au voyage de Nolde et de son épouse Ada en Océanie.

 

Ada Nolde : une danoise aventureuse

Cette femme a suivi son mari dans son long périple en passant par la Russie et le Japon en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Ce couple pourrait presque faire rêver, qui reste soudé et affronte un long voyage ensemble.

Le goût de celle-ci pour l’anthropologie est antérieur à ce voyage. Elle ne fait donc pas que se soumettre à la seule passion de son mari. Une lettre d’un des responsables de l’expédition trahit ses réticences eu égard aux difficultés qui attendraient une femme à la santé fragile etc. Qu’Ada ait bravé ces mises en garde en font sinon une femme héroïque, du moins une danoise courageuse (mais le spectateur ne peut que déchanter ensuite en découvrant que cette belle jeune femme éprise de son mari au point d’encourager sa quête n’est pas exempte de ses préjugés puisqu’elle épousera aussi son idéal nazi). Une photo la montre de dos et de blanc vêtue entourée d’indigènes la touchant. La légende ne permet pas une lecture claire de l’image de cette main-mise étrangère. Lui offrent-ils ainsi l’hospitalité ? Peut-être trahit-elle la fascination pour l’art vestimentaire européen, la curiosité pour l’européenne auréolée d’un prestige à leurs yeux, celui de la femme blanche ou bien fait-elle office de bête curieuse ? Le dos tourné d’Ada Nolde n’offre pas de mimique à déchiffrer. Ce visage dérobé manque. En revanche parmi les quelques clichés pris par Ada elle-même et présentés en contrepoint des peintures de son mari d’indigènes, un retient l’attention de façon opposée : une femme aux seins nus photographiée de face semble toiser la preneuse de photo. Cependant n’entre-t-on pas là dans le domaine de l’interprétation ? Son corps nu exposé au voyeurisme atteste par le regard d’un échange mais la nature de celui-ci reste impénétrable. A partir de quand s’exerce la contrainte et l’intimidation permettant le vol de son image à un être humain ? Ada entendait à son retour à partir du matériau relaté dans son journal donner des conférences dans des écoles allemandes. Elle y avait été autorisée à la condition de s’interdire tout commentaire de type politique. La survenue de la guerre l’empêchera de réaliser son projet.

 

Nolde : les dangers de la vision déformée de l’Autre

Les tableaux de son mari à la recherche d’un idéal originel pourraient pour certains sembler idylliques, si l’on s’en tient aux paysages.

 

Emil Nolde paysage de palmiers et mer exposé au SMK
Emil Nolde, Palm trees by the sea, 1914. Nolde Stiftung Seebüll. Photo : Fotowerkkstatt Elke Walford une Dirk Dunkelberg

 

Les représentations des hommes et femmes rencontrés est plus inquiétante telles ces deux figures à demi-dévêtues et bleus autour d’un feu, image fantasmatique, recréée a posteriori. Nolde, en embrassant ensuite la folie nazie, semble transférer dans ce délire de race germanique pure ce qu’il avait été chercher dans les territoires coloniaux de l’Allemagne selon le SMK. Le commentaire qui accompagne cette peinture est plus que bienvenu, valable à titre d’hypothèse et nécessaire en tant que mise-en-garde. Mais ne faut-il pas aussi laisser à l’art et à l’imaginaire ses prérogatives ? La peau humaine peinte en bleu doit-elle être interprétée de façon poétique ou idéologique ? Cette mère ci-dessous se fond dans le décor vert et jaune comme si elle émanait littéralement de la végétation. Cette image est-elle l’expression d’une nature idéalisée ? N’en faut- il pas peu pour qu’elle soit diabolisée ?

 

Tableau de Emil Nolde exposé par le SMK
 Emil Nolde, Mutter und Knabe (Mother and boy), 1914. Nolde Stiftung Seebüll. Photo: Fotowerkstatt Elke Walford und Dirk Dunkelberg

 

Le débat excède largement ces tableaux subjectifs, qui ne prétendent pas restituer fidèlement une scène réelle. Mais concédons que si l’art est ensuite instrumentalisé au service de la haine et du déchaînement d’instincts primaires, cela devient source de problèmes. Le SMK est irréprochable en informant de l’antisémitisme de Nolde. Lire a posteriori dans son attrait ambigu pour l’Océanie le signe avant-coureur de cette appréhension de l’Autre permet peut-être de mieux comprendre l’origine de la complaisance odieuse du peintre pour le nazisme. A l’heure où Mein Kampf (qui n’est cependant pas de l’art mais une oeuvre de propagande) est réédité en France chez Fayard, bien assorti de commentaires historiques, on ne saurait qu’avancer des arguments avec des précautions infinies et plaider pour un encadrement nécessaire. Le procès fait par le nazisme à l’art prétendument « dégénéré », Nolde compris, ne donne-t-il pas cependant un exemple à ne pas suivre de mise à l’index ? Le SMK en appelant à la réflexion mérite qu’on lui emboîte le pas.

 

Revoir et re-nommer ?

C’est une chose de souligner l’injustice de certaines nominations racistes (ainsi le premier tableau de l’exposition est celui d’une danseuse du ventre qui a encore comme titre officiel allemand, précise le SMK, « Negertänzerin »). C’en est une autre de les supplanter par d’autres appellations anachroniques. Là, les panneaux qui accompagnent les oeuvres mentionnent par exemple l’absence de noms des modèles à défaut de pouvoir réparer l’affront de cet anonymat. Mais la répétition ironique de ces mentions finit par grossir à charge le dossier de l’anticolonialisme.

Le mérite de l’exposition est donc d’inviter à revoir le passé mais sans sombrer dans la frénésie dans l’air du temps consistant à renommer les oeuvres du passé ou les modèles de façon trop bien-pensante. Pour autant cela ne dispense pas de condamner les erreurs commises et de s’amender partiellement en redonnant - quand cela se peut - son humanité aux modèles floués. C’est entre autres la mission éducative des musées que de contribuer à cette remise en cause (quitte comme le SMK à reconnaître son impuissance quand les renseignements font défaut). Ainsi en 2019, le musée d’Orsay à Paris consacre une exposition « Le modèle noir, de Géricault à Matisse » au sein de laquelle le portrait de Madeleine réalisé par Marie-Guillemine Benoist en 1800 est présenté. Le catalogue de l'exposition prend bien la peine de détailler le parcours et la carrière de ce modèle afin de ne pas la réduire au titre malheureux donné à l’époque au tableau : « Portrait d’une négresse ».

Mais cette tâche de sensibilisation ne saurait se faire sans un dialogue fructueux avec le spectateur, qui a son mot à dire, ne fût-ce que mentalement, sans quoi toute exposition, quelle que bien-intentionnée qu’elle soit, restera vision imposée. En ce sens le SMK est louable de tenter d’ouvrir nos yeux sur la difficulté de regarder. Car c’est une belle vocation des musées, celle qui consiste à nous suggérer que regarder ne va pas de soi et qu’on ne saurait se passer de contrechamp à toute exposition.

 

Ne pas s’exonérer des fautes d’un pouvoir établi

L’exposition est louable aussi de souligner, incidemment, que le Danemark ne peut rejeter la faute colonialiste sur la seule Allemagne coupable de tous les maux. On appréciera donc au passage ce scrupule permettant de reconnaître que le Danemark n’est pas au-dessus de tout soupçon raciste. Car ce regard d’accusation colonialiste ne saurait valoir s’il était unilatéral, mesquinement avide de souligner la seule faute voisine. Les zoos humains n’ont pas été que le monopole des Allemands. Il faut donc saluer cette honnêteté, cette autocritique au fondement de toute démarche de connaissance.

Pour conclure, reconnaissons que l’exposition n’est pas légère. Mais on peut aussi s’amuser à la voir sous l’angle plus pittoresque de l'éventail, par exemple. Nous en avons compté deux. Qui dit mieux ? Pas sûr que ce jeu de piste soit suffisant pour justifier d’y emmener des enfants avec lesquels il vaudra peut-être mieux retourner voir votre tableau préféré des collections permanentes ou bien les faire cheminer vers telle pièce idoine de l’exposition mais en ayant pris la peine préalablement d’en avoir sondé le pouvoir d’ébranlement, occasion d’un éveil critique. On peut aussi dans la foulée relire ses classiques danois comme Karen Blixen qui dans La ferme africaine (1937) se demande à propos du passé : « La traite des Noirs dans les hautes terres d’Afrique n’aboutissait pas en Amérique, mais vers l’Orient, la Turquie, le Levant et les pays méditerranéens, et peut-être quelques hommes de mes tribus ont-ils fini par servir et éventer de blondes Vénitiennes. » (Folio, 2006, p.201) L’éventail aussi prête aux relents de racisme, comme la langue.

 

Tableau de Ernest Kirchner montrée dans l'exposition du SMK
Ernst Ludwig Kirchner, Siddende kvinde med træskulptur (Sitzende Frau mit Holzplastik), 1912. Virginia Museum of Fine Arts, Richmond. Adolph D. and Wilkins C. Williams Fund, 84.80. Foto: Travis Fullerton © Virginia Museum of Fine Arts.

 

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