« C'est de la propagande éhontée et inappropriée. Cette vidéo braque les projecteurs sur la vie agréable d'une femme et ignore toutes celles qui subissent les trafics et qui sont forcées de se prostituer », s’indigne la directrice de la Legal Clinic Myanmar (LCM) à propos d’une vidéo diffusée par l’agence de presse chinoise Xinhua depuis octobre dernier. Celle-ci présente la vie idyllique d’une Birmane mariée à un Chinois. Shao Yue a épousé Gao Pao Hong en 2007 et sur les images cette Birmane arbore des bijoux, passe devant une télévision et une armoire en bois, signes de richesse, avant de vanter les mérites d’un programme de développement régional chinois : « Lorsque je suis arrivée dans le village, les rues étaient en terre, la maison de mon mari avait des portes et des fenêtres en bois et le sol était en béton ».
Après des premiers plans montrant le couple cuisiner ensemble, suit un concert de louanges sur le gouvernement, qui a participé à la rénovation de leur maison, qui donne l’équivalent d’une soixantaine d’euros par an pour chaque enfant, qui fait fonctionner des services sociaux de qualités… Shao Yue raconte avec joie avoir obtenu le remboursement d’une opération chirurgicale, ajoutant que lorsque son mari s’est trouvé au chômage, le gouvernement lui a donné un poste de garde forestier. La Chine présentée par la mariée birmane ressemble à un paradis social et humain.
Une Birmane témoigne : deux fois vendues à des acheteurs chinois
Une vision que ne partagent pas du tout – c’est un euphémisme – les nombreux militants de diverses associations birmanes luttant contre le trafic d’êtres humains. « En tant que média influent, Xinhua ne devrait pas diffuser une vidéo aussi trompeuse car la Birmanie est l'une des régions les plus touchées par la traite des êtres humains », s’insurge auprès de Radio Free Asia (RFA) le directeur de l’Association birmane de Thaïlande (Myanmar Association in Thailand, MAT). Une victime de la traite, vendue à deux reprises à des familles chinoises et aujourd’hui rescapée à Yangon, contredit elle aussi la propagande propagée par Xinhua : « Il n'est pas possible pour les femmes mariées à des citoyens chinois d'avoir une vie confortable et d'obtenir l'aide du gouvernement ».
Elle témoigne anonymement à RFA, racontant comment en 2016, alors qu’un poste de serveuse lui est promis à Ruili - ville chinoise frontalière située en face de Muse, dans le Shan - elle se retrouve finalement vendue à un ressortissant chinois qu’elle est contrainte d’épouser. Loin de la belle histoire du travail indépendant de la vidéo, son mari à elle l’enfermait au domicile, y ajoutant quelques violences conjugales pour faire bonne mesure… Et lorsqu’elle parvient enfin à s’échapper, elle est reprise et remise à son époux. Pas de nouvelle « idylle » cependant puisque sa belle-famille l’a revendue à un autre homme. Et c’est ce nouveau propriétaire qui finalement l’a laissée retourner en Birmanie. Des faits bien éloignés du tableau merveilleux dressé par Xinhua.
« Les cas de traite des êtres humains vers la Chine augmentent chaque année »
Un membre du Conseil birman de la presse reste également sceptique face au message de la vidéo publiée sur Facebook en septembre 2020 : « De nombreuses femmes birmanes sont vendues à plusieurs reprises. Cette vidéo de propagande est une insulte à toutes les victimes de la traite des êtres humains en Chine ». Selon un rapport de l’organisation non-gouvernementale Human Rights Watch (HRW) publié en 2019, des femmes, dont des adolescentes, sont enlevées, enfermées et violées dans l’unique but d’enfanter, les états Shan et Kayah étant particulièrement touchés par cet esclavage moderne.
Dans de nombreux cas, les amis et parents des victimes sont complices. Si quelques rescapées témoignent, presque toujours anonymement, la plupart se taisent, et même, selon LCM, décèdent à leur retour en Birmanie des suites des mauvais traitements reçus lorsqu’elles étaient en Chine. Pour le membre du Conseil birman de la presse, la vidéo reflète juste le discours officiel de Pékin : « Xinhua est comme un porte-parole du gouvernement chinois donc ils diffusent l'opinion du gouvernement ». La directrice de la Fondation pour le genre et le développement Htoi s’embarrasse moins de précautions oratoires : « À travers cette vidéo, il semble que la Chine encourage officiellement la traite des êtres humains ».
Quelque milliers d’euros pour s’offrir une épouse birmane
En juillet 2020, dans le rapport étasunien sur la traite des êtres humains (TIP), la Birmanie et la Chine figurent en catégorie Tiers 3, ce qui signifie que les efforts faits par ces deux gouvernements ne sont pas suffisants pour mettre fin à ce type de traite. En Birmanie, la Chine est considérée comme la principale destination des femmes victimes de trafic d’êtres humains. Le directeur de la MAT explique que des agents chinois proposent à des familles birmanes deux à trois millions de kyats (de l’ordre de 1 300 – 2 000 euros) pour des mariages arrangés, clamant que c’est un moyen rapide de fuir la pauvreté. Selon lui, 99% des femmes victimes de traite humaine vers la Chine sont vendues en tant qu’épouse ou esclave sexuelle.
Dans son rapport de 2019, HWR révèle que les femmes sont vendues aux familles chinoises entre 3 000 et 13 000 dollars américains (environ 2 000 – 11 000 euros). Le rapport se base sur des entretiens avec 37 rescapées, trois familles de victimes, des représentants du gouvernement, des policiers. « Les cas de traite des êtres humains vers la Chine augmentent chaque année. Le gouvernement birman ne devrait pas rester silencieux sur cette question », déclare la directrice de la fondation Htoi.
La politique de l’enfant unique chinoise, abrogée en 2015, adjoint au système de dot que doit verser la famille de la mariée ont mené à un déséquilibre du quotient hommes-femmes dans le pays, un quotient qui dépasse les 120 hommes pour 100 femmes dans certaines régions chinoises, selon un autre rapport de HRW. Un déséquilibre confirmé par les données de la Banque Mondiale. Cette situation suscite un fort trafic de femmes, en augmentation selon les observateurs. En 2019, d’après les chiffres du gouvernement birman, 239 cas de traite d’êtres humains ont été recensés pour 358 victimes. La fondation Htoi recense elle 79 cas entre janvier et septembre 2020, qui concerne majoritairement des femmes Kachin, issues de camps de déplacés internes (IDP). Et HRW précise qu’il « n'existe pas de statistiques fiables sur le nombre total ». En effet, de nombreuses victimes de trafics d’êtres humains ne sont ni signalées ni retrouvées.
Xinhua défend la vidéo en expliquant que l’objectif était de valoriser la « lutte contre la pauvreté en Chine du point de vue d'une femme birmane ». L’agence affirme que Shao Yue n’a pas été victime d’un trafic. Et l’agence chinoise de se fendre d’une déclaration en ligne déplorant que « certains médias et certaines interprétations erronées de la vidéo ont porté atteinte à la réputation de cette femme, et Xinhua en est profondément attristée ».