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Un voyage différent vers les collines Chin (3/4)

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Écrit par Martin Michalon
Publié le 14 décembre 2017, mis à jour le 14 décembre 2017

Depuis la ville de Tiddim, perchée sur les crêtes de l’état Chin, où va bien me mener la route aujourd’hui ? Bien loin : direction le photogénique lac de Rih, célèbre pour sa forme de cœur, à un jet de pierre de la frontière indienne.

Le goudron m’avait accompagné vers Tiddim – certes en pointillés bien lâches, comme s’il n’avait pas la force d’escalader crêtes et cols – mais à partir de maintenant, il rend les armes : la route n’est plus que piste de terre, rendue glissante par les récentes averses. Ici même, l’armée anglaise, lancée dans sa reconquête de la Birmanie en 1944, avait bien failli rester prisonnière de ce qui avait été surnommé avec un humour résigné "l’escalier de chocolat" : un enfer de boue et de versants impraticables. Elle ne s’en était arrachée qu’avec le renfort de milliers d’ouvriers indiens, qui avaient pavé la chaussée de millions de briques : encore l’un de ces innombrables exploits oubliés du théâtre birman.

À peine dépassées les dernières maisons de bois de Tiddim : un vertige de lacets raides, cirés de boue, dévalant vers la rivière Myittha, qui roule des eaux indistinctes. Là, devant le pont suspendu élancé et peint d’un jaune canari aérien, une poignée de lourds camions, aux bâches tigrées de boue, immobiles et serrés comme un troupeau enlisé. Après une périlleuse descente debout sur les freins, les chauffeurs préfèrent ne pas tenter le diable en se lançant dans une ascension glissante et dangereuse. Somnolant dans leur cabine, renouant leur longyi, versant un thé fumant, tirant sur leurs cheroot en grelottant, ils attendent que la piste sèche pour reprendre leur chemin. Ils ont bien raison : après le pont, la route grimpe dur, les courbes sont trompeuses. Seules s’y hasardent les minuscules mais vaillantes motos chinoises surchargées, slalomant au ralenti dans les ornières comme un mulet ivre. Egalement ces longues jeeps japonaises bâchées, véritables bêtes de somme des collines Chin : sacs de riz, rouleaux de grillage, moto ficelé sur le toit, voire quelques porcs noirauds, tout effarés de mal des transports dans leur cage de bambou cylindrique. A travers la buée des pare-brise, entre les chapelets qui dansent au rétroviseur, on devine des sourires enjoués, des mélodies grésillant dans l’autoradio, et la joie de traverser la pluie bien au sec. Cette douillette euphorie retombe parfois : un virage mal négocié, une accélération mal dosée et le véhicule patine dans de tragiques envolées de boue, s’enfonçant jusqu’au châssis dans la glaise. Il ne reste alors plus qu’à caler un coin de bois derrière une roue… et à attendre.

Le plus dur est passé, et la route serpente désormais à flanc de pente, surplombant le vide ; traverse des villages détrempés, semés de gamins rêveurs et de porcelets empressés ; se faufile par de délicieux cols, presque dérobés ; débouche sur des vallées peuplées d’écharpes de brume, où les lourds versants eux-mêmes semblent fumer vers le ciel. Une halte émouvante dans un superbe petit cimetière, agrippé à la pente avec une vue sublime sur la vallée, un endroit pour reposer en paix entre le chant du vent et l’ombre des nuages sur les collines. Sur les croix serrées les unes contre les autres, le nom et l’âge du défunt : Nang Suan Mang, 25 ans ; Thawng Cin Tuang, 23 ans ; Thuam Khan Khup, 49 ans ; dans ces montagnes, les existences sont rudes et brèves. Une croix attire mon attention : Ning Va Vung, 1899-1998. 99 ans…  À quoi a bien pu ressembler la vie dans ces collines pendant tout ce temps ? Quel chemin parcouru, que d’histoires à raconter !
Une petite route caillouteuse, quelques virages, et je m’immobilise enfin sur la rive de ce fameux lac de Rih… dont la forme de cœur n’est en fait visible que sous un angle bien précis, et avec une certaine dose de bienveillance. Eaux grises, rivages indistincts, une stèle, quelques bancs, un bateau fatigué à l’amarre et les bungalows écaillés d’un "centre de vacances pour étudiants brillants" édifié par la junte : déception et solitude.

Mais au final, comme souvent, le vrai temps fort de la journée ne fut pas celui auquel je m’attendais : ce fut la ville-frontière de Rikhawdar, à quelques encablures de là, séparée de sa jumelle indienne par la rivière Ting Va. Très exactement le genre d’endroit qui me plaît : ici, nous sommes à une croisée de confins, où se rencontrent les ultimes portions de Birmanie et d’Inde, où viennent mourir les derniers hectomètres d’état Chin et de Mizoram. Mais en même temps, le frottement de ces deux marges, le contact de ces deux mondes crée un petit univers frontalier, hybride, très dynamique et passionnant : les gros 4x4 Tata indiens, immatriculés dans le Mizoram, passent au ralenti le "pont de l’amitié" pour déposer en Birmanie des grappes de voyageurs emmitouflés et de commerçants chargés de ballots ; des Birmans en moto traversent la rivière dans l’autre sens, se contentant d’un signe de tête au jeune soldat indolent qui garde les lieux ; ici, la frontière est poreuse. Dans les teashops, roupies, kyats et dollars circulent entre les tasses de thé brûlant, on fourre des liasses dans les sacoches ; les beignets frits sont emballés dans du papier journal imprimé d’alphabets baroques ; l’air est saturé de dialectes sautant entre Mizo, Hindi, Chin de Tiddim ou Birman ; ici, on prend des nouvelles d’un proche à Aizawl, la capitale du Mizoram ; là, on s’enquiert du cours de la pastèque à Kalay, côté birman. Bref, une société métisse de passe-frontières, jouant de la marge, circulant avec fluidité entre les territoires, les lois, les cultures et les identités. Une rencontre fascinante, à la croisée de deux mondes.

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