Une pauvre veuve étendue dans son lit sentit sa fin approcher et appela ses deux petits-fils à son chevet. « Mes garçons », dit-elle, « contrairement à d’autres grands-mères, je n’ai pas les moyens de vous laisser de l’or et de l’argent en héritage. Mais, je laisse mon mortier à l’aîné et, au plus jeune, je transmets mon pilon, que se trouvent tous deux dans la cuisine ». Sur ces paroles elle rendit l’âme. L’aîné se dit à lui-même : « Que ferai-je d’un mortier ? Je ne suis pas un servant ! ». Il laissa donc le mortier et alla vivre dans un autre village où il prospéra grâce à son dur labeur. Le plus jeune frère, en revanche, avait confiance en sa grand-mère. « Elle ne m’aurait pas légué un pilon s’il n’avait aucune valeur », argumenta-t-il. Il décida donc d’emporter le pilon partout avec lui, au grand amusement des voisins. Pendant un certain temps, il gagna sa vie en ramassant du bois et en le vendant dans le village. Mais, il resta très pauvre.
Un jour qu’il ramassait du bois dans la forêt, il grimpa rapidement dans un arbre à l’apparition d’un gros serpent. A sa grande surprise cependant, le serpent lui adressa la parole : « je ne te ferai aucun mal », dit-il, « je souhaite simplement t’emprunter ton pilon ». « Pourquoi le veux-tu ? », demanda le jeune homme. « Mon époux vient de décéder », expliqua le serpent, « mais il pourrait revenir à la vie si je plaçais ton pilon magique sur ses narines ». « Je ne savais pas que mon pilon était magique », rétorqua le garçon incrédule. « Suis-moi et tu verras », ajouta alors le serpent. Il suivit donc le serpent jusqu’à une autre partie de la forêt, où il trouva un serpent étendu, mort. Il plaça son pilon contre les narines de l’animal et ce dernier revint immédiatement à la vie. « Le pouvoir du pilon réside dans son odeur », expliqua le serpent, « et tant que tu n’en parleras à personne, il gardera son pouvoir ». Sur ce, les serpents remercièrent le jeune homme et s’en allèrent.
Celui-ci s’en retourna au village. Sur le chemin du retour, il trouva la dépouille d’un chien mort depuis un certain temps et qui commençait déjà à pourrir. Il plaça son pilon contre les narines de l’animal et ce dernier revint immédiatement à la vie. Le garçon nomma le chien Maître Putride et ce dernier devint son fidèle compagnon. Les mois qui suivirent, il ramena ainsi à la vie de nombreux animaux et villageois, si bien que la rumeur d’un grand médecin capable de guérir même les morts se répandit dans le royaume. Mais personne ne savait que son pouvoir provenait du pilon. Tout le monde pensait qu’il le transportait partout avec lui comme un porte-bonheur.
Peu de temps après, la fille unique du roi mourut et le jeune homme fut convoqué au chevet de la princesse. Comme aux autres, il lui rendit la vie. Le roi, plein de gratitude, lui offrit la main de sa fille en mariage et c’est ainsi qu’il devint prince. Il continua malgré tout à parcourir le royaume pour ramener les morts à la vie, si bien qu’il n’y eut bientôt plus que de la joie et plus de deuil dans tout le pays. Un jour, le garçon eut une idée : « mon pilon peut vaincre la mort », pensa-t-il, « il peut certainement vaincre la vieillesse également ». Ainsi, il fit l’expérience de placer chaque jour le pilon sous ses narines et ceux de la princesse. Bien entendu, celle-ci était surprise par les agissements de son époux, mais elle pensa qu’il ne s’agissait que des caprices d’un brillant médecin. Les semaines passèrent et le prince constata que ni lui ni son n’épouse n’avaient vieilli, et qu’il avait donc découvert le secret de la jeunesse éternelle. Mais la Lune était jalouse que deux simples mortelles puissent demeurer éternellement jeunes comme elle. « Même le soleil vieillit », se dit-elle, « puisqu’il rougit, vieillit et s’enlaidit chaque soir ». Ainsi, la Lune décida d’attendre l’opportunité idéale pour s’emparer du pilon.
Il arriva un jour que le pilon fut mouillé et se couvrit de moisissure. Le prince le mit donc au soleil pour qu’il puisse sécher et s’assit à côté pour le surveiller. « Seigneur », protesta la princesse, « il ne convient pas à un prince de faire sécher un vieux pilon au soleil et de le surveiller. Vous pouvez certainement ordonner à vos soldats de le garder pour vous ! ». Elle insista tant que le prince finit par concéder. « Mais je ne peux faire confiance à personne d’autre qu’à Maître Putride pour le surveiller », ajouta-t-il. Il appela donc son chien, qui vint s’asseoir en face du pilon pour le surveiller. La Lune comprit qu’elle avait là une chance unique et descendit du ciel pour voler le pilon. En pleine journée, le fidèle Maître Putride ne put voir la lumière faible de la Lune, mais il sentit la présence d’un intrus. Malgré tout, la Lune parvint à prendre le pilon et à s’enfuir avec. Le chien, se précipita à sa poursuite, guidé par l’odeur du pilon, dont le parfum était plus fort que celui de la Lune.
Depuis ce jour, le chien continue de poursuivre la Lune. La nuit il peut la voir, mais le jour il flaire l’odeur du pilon et court après la voleuse. Parce qu’il renifle l’odeur du pilon, Maître Putride est devenu éternellement jeune. Parfois, il parvient à attraper la Lune dans sa gueule et essaie de la manger. Mais elle est trop grosse pour la gorge du petit chien et, malgré tous ses efforts, il ne parvient jamais à l’avaler, si bien qu’à la fin il finit par la recracher. Et c’est alors que la poursuite reprend encore et encore, pour toujours. C’est pourquoi, en cas d’éclipse, les Birmans disent que la Lune a été attrapée par Maître Putride, puis qu’elle a été recrachée lorsque l’éclipse est finie.