

Ancien directeur général de TF1 et d’Ouest-France, Antoine de Tarlé sort "La fin du journalisme ? Dérives numériques, désinformation et manipulation" était de passage à Beyrouth, dans le cadre du cycle de débats d'idées organisé par l'ambassade de France et l'Institut français, en partenariat avec la Banque Libano-Française.
lepetitjournal.com Beyrouth : Pourquoi les médias et la pratique du journalisme sont-elles si perméables aux dérives numériques ?
Antoine de Tarlé : Jusqu’à il y a une quinzaine d’années, les seuls supports d’information – journaux, radio, télévision - étaient des supports calibrés, obéissant, au moins pour la France, à un régime juridique très précis. Puis on a vu progressivement au début du 21ème siècle les services sur internet se multiplier, avec certains services sérieux dépendant des médias traditionnels et une multitude de systèmes de circulation des nouvelles moins contrôlés. A cela sont venues s’ajouter les plateformes numériques comme Facebook et YouTube qui ont servi de support à des milliards d’informations et d’images sans aucun contrôle. Cela, personne ne l’avait vu venir. Ces services gratuits ont cannibalisé les services payants.
Un fossé s’est creusé entre des minorités privilégiées très bien informées, et de mieux en mieux car internet est une formidable invention, et une grande majorité très mal informée, victimes de fake news et de manipulation, alors qu’il y a encore 20 ans, la population était relativement homogène et s’informait par les mêmes médias.
Quelles différences faites-vous entre la désinformation et la manipulation ?
La désinformation, c’est la circulation de fausses informations, photos ou vidéos, parfois truquées. La manipulation se définit par des opérations de plus en plus sophistiquées.
Jusqu’en 2015, on n’aurait pas imaginé que des grandes puissances comme la Russie ou des intérêts privés puissent monter ce type d’opérations à partir de données personnelles vendues par Facebook et YouTube. Ces informations collectées permettent de faire du micro-ciblage, confortant les certitudes des destinataires de ces informations.
Pendant les présidentielles américaines, des manipulateurs proches de Donald Trump, en partie financés par les Russes, envoyaient aux électeurs noirs des informations leur disant : « ne votez pas Hilary Clinton, elle n’aime pas les noirs », et envoyaient aux électeurs blancs : « Votez Trump parce que Hilary Clinton ne vous aime pas. Elle méprise les petits et ne s’intéresse qu’aux riches ». Idem pour le Brexit. Les Anglais ont mis plus d’un an à s’apercevoir que la campagne électorale du référendum avait été totalement manipulée par des groupes d’intérêts privés britanniques et des intérêts russes qui répandaient des messages ciblés disant : « si vous votez pour le Brexit, ce sera formidable »… Il y a eu quelques tentatives pendant la présidentielle en France en 2017, sans grand succès.
Contrairement à l’affirmation selon laquelle la révolution numérique menace l’information du citoyen, peut-on dire que le citoyen, avec la révolution numérique, est une menace pour l’information ?
Il faut revenir à l’histoire de la presse et celle d’internet. Dans le passé, il y a eu des dérapages terribles de la presse. Petit à petit, en France et dans la plupart des pays européens, on a instauré des réglementations. Les tribunaux sont intervenus et les médias ont été obligés de faire attention. Le problème, c’est que, depuis 20 ans, l’information se développe sur internet dans un vide juridique total. Il n’y a aucune règle, les procédures sont ardues. Pendant très longtemps, on a exonéré les plateformes. On est en train d’y revenir là-dessus. Des démarches sont en cours en Grande-Bretagne, en Allemagne et en France.
Y-a-t’il un lien à faire entre dérives numériques et populisme ?
Il est partiel. On ne peut pas dire que c’est à cause du numérique que le populisme s’est développé, mais il faut reconnaitre que le numérique aide le populisme. Pour se développer, le fascisme n’a pas eu besoin du numérique. Mais le numérique permet de faire circuler très rapidement une masse d’informations. En France, le phénomène des Gilets jaunes a été aidé par les pages Facebook et les plateformes comme Russia Today.
Est-ce irrémédiable ?
Il y a des problèmes auxquels il faut s’attaquer. D’abord l’éducation. Il faut que les nouvelles générations apprennent à faire preuve de scepticisme et d’exercer un œil critique, notamment sur les images qu’ils reçoivent. Ensuite, les médias traditionnels, sur leur site internet, doivent faire un effort pour mieux dialoguer avec les internautes être plus proche et à l’écoute de leurs lecteurs.
Enfin, il faut mettre en place une forme de réglementation, s’inspirant des lois sur la presse dans les pays européens. Il n’y a pas de raison que l’on puisse dire n’importe quoi en étant pratiquement à l’abri de poursuites sur internet alors que dès qu’il y a des atteintes à la vie privée ou des appels au racisme dans un média traditionnel, on peut être condamné à des peines sévères.
Trois pays ont ouvert ce chantier. Depuis janvier 2018, une loi en Allemagne prévoit des peines allant jusqu’à 50 millions d’euros d’amende, obligeant Facebook à créer un service de contrôle de ses contenus à Berlin. Le gouvernement britannique va examiner une loi similaire. Dernièrement, une députée macroniste a déposé une proposition de loi sur ce thème. Ce texte prévoit des amendes pouvant aller jusqu’à 4% du chiffre d’affaire mondial de la plateforme. Pour information, Facebook fait 50 milliards d’euros de chiffre d’affaires dans le monde.
Aux Etats-Unis, c’est plus compliqué avec le premier amendement. Cela peut passer par la loi antitrust, en contestant par exemple que le PDG de Facebook, Mark Zuckerberg, soit propriétaire à 100 % de Whatsapp, Instagram et Facebook, ou que Google soit propriétaire à 100 % de YouTube.
L’autre problème, c’est la crise financière des médias traditionnels. Les grandes plateformes numériques captent jusqu’à 80% de la publicité numérique, ce qui laissent des clopinettes aux sites des médias traditionnels. Seul le New York Times semble s’en sortir.

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